La vérité sur “Dix petits nègres”, Pierre Bayard (par Sylvie Ferrando)
La vérité sur “Dix petits nègres”, janvier 2019, 176 pages, 16 €
Ecrivain(s): Pierre Bayard Edition: Les éditions de MinuitLigne à ligne, chapitre après chapitre, Pierre Bayard décortique l’un des chefs-d’œuvre de la littérature policière, Dix petits nègres, rédigé par l’un des maîtres du genre, Agatha Christie, en revenant sur la solution trouvée par l’auteure – et acceptée sans broncher par tous les lecteurs depuis la parution du livre en 1939 – et en proposant une nouvelle interprétation et un nouveau meurtrier.
Ce n’est pas son premier essai. Bayard s’est déjà penché sur d’autres textes d’Agatha Christie ou de sir Arthur Conan Doyle qui représentent des prouesses en matière de roman policier, comme Le meurtre de Roger Ackroyd, où le récit en « je » est narré par le criminel, sans qu’on connaisse avant la fin sa responsabilité dans les assassinats, ou encore Le chien des Baskerville, dans lequel un chien monstrueux est le supposé auteur de meurtres familiaux sur la lande anglaise.
Le « délire d’interprétation » est ici porté à son comble puisque Bayard, sans réécrire le roman, en propose, par le truchement de son « nouveau » criminel, une relecture correctrice que la plasticité de la fiction autorise. Bayard se glisse dans les interstices de la diégèse, explore les zones d’ombre de la narration et modifie la donne ou plutôt les relations de causalité qui mènent à la culpabilité du personnage, en choisissant un coupable différent de celui de l’auteur d’origine, et en justifiant ce choix.
Bayard s’informe très précisément sur les conditions de création du roman d’Agatha Christie. On y apprend que l’île du Nègre est inspirée de l’île de Burgh, dans le Devon, où l’auteure « aimait prendre ses vacances », avec les différences non négligeables que celle du roman est placée plus à distance de la côte et que la maison où les meurtres ont lieu est située sur la partie invisible de l’île depuis le village de Sticklehaven (Bigbury-on-Sea dans la « réalité »). Pour rétablir la vérité, Bayard forge un ingénieux parallèle entre Dix petits nègres et d’autres récits de chambre close (ici, une île close), comme Double assassinat dans la rue Morgue (Edgar Poe, 1841), La Bande mouchetée (Conan Doyle, 1892), Le Mystère de la chambre jaune (Gaston Leroux, 1907), ou encore, plus près de nous, La chambre ardente, Meurtre après la pluie, Passe-passe, Celui qui murmure ou Trois cercueils se refermeront de John Dickson Carr, le maître des énigmes de chambre close. Le type de lieu, le type de clôture du lieu et le type de procédé utilisé par l’assassin pour commettre son ou ses crimes sont tour à tour minutieusement étudiés à l’aune de ces autres romans, et de ceux d’Agatha Christie intitulés Meurtre au soleil et ABC contre Poirot, qui présentent certaines analogies avec l’intrigue de Dix petits nègres. L’heure du crime, la succession des meurtres et les conditions météorologiques sont en effet décisives pour modifier la solution et faire du juge Wargrave non plus le meurtrier, mais une victime comme les autres. Il s’agit de relever les « illusions d’optique » ou autres biais cognitifs qui nous font accepter sans rechigner des invraisemblances ou incohérences narratives parce que l’auteur le dit et que, de plus, il manipule notre attention en l’attirant sur des éléments finalement peu significatifs. Ce en quoi Bayard s’érige en un second manipulateur.
A la manière du juge Wargrave, qui clôt le roman d’origine par une lettre en « je », c’est le nouveau criminel qui de bout en bout prend la parole pour donner la version véridique du roman. « Je rêvais d’une autre existence, recommencée à zéro, et il était nécessaire que je sois officiellement mort ». Qui suis-je ? Cette patiente déconstruction puis reconstruction de l’œuvre passionnera tous les amateurs de romans policiers.
Sylvie Ferrando
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