La vérité sort de la bouche du cheval, Meryem Alaoui (par Patryck Froissart)
La vérité sort de la bouche du cheval, Meryem Alaoui, 303 pages, 21 €
Edition: Folio (Gallimard)
« Qu’est-ce qu’écrire ? », « Pourquoi écrire ? », « Pour qui écrit-on ? », demandait Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?
Si on applique ces trois questions à ce roman de Meryem Alaoui, on peut répondre :
Ecrire, pour Meryem Alaoui, c’est peindre au couteau, à grands traits, à mots tranchants, sans retenue, hors de toutes les lois du genre, sa vision d’un microcosme social à l’intérieur de quoi, justement, les lois du pays, et les règles morales qu’il affiche, sont totalement caduques.
Pourquoi écrire ? Ici, c’est pour dénoncer, pour dévoiler, pour témoigner, pour mettre en scène, voire en obscène, sous la lumière violente d’une
écriture crue, impitoyable, la cruauté quotidienne de l’existence couramment occulte de communautés marginalisées.
Pour qui ? Pour tous ceux et toutes celles qui ne connaissent rien de ce qui est une réalité scabreuse, pour tous ceux et toutes celles qui n’en veulent rien savoir, pour tous ceux et toutes celles qui savent et qui nient, pour tous ceux et toutes celles qui en profitent d’une manière ou d’une autre sans aucun scrupule.
L’histoire couvre huit années, de 2010 à 2018.
Jmiaa, narratrice et héroïne, a été abandonnée dans un quartier chaud de Casablanca par son mari qui l’a mise au tapin peu après leur mariage, l’a exploitée autant que faire se pouvait, puis a émigré en Espagne où il s’est remarié tout en continuant à exiger d’elle l’envoi d’un mandat mensuel sous peine de lui prendre la fille qu’ils ont eue durant leur vie commune.
Sans ressource, Jmiaa n’a d’autre possibilité que de continuer à exercer le « métier » que lui a appris son ex-mari afin de subvenir à ses besoins, à ceux de sa fille, à ceux de son lointain proxénète, à ceux de sa mère qui ignore évidemment tout de ses activités.
La première partie du roman consiste en une chronique réaliste de sa vie de prostituée, et en une description, sans en exclure les détails les plus triviaux, jusqu’aux plus sordides, des faits, des gestes, des dires, du quotidien des habitants de l’immeuble et du quartier.
L’écriture est directe, oralisée, imagée, expressive. La narratrice se met en scène, se met à nu, se vide, s’expose, voire s’exhibe. Mais ce qui fait la puissance et la singularité du récit, c’est l’humour constant, l’auto-dérision permanente, seule façon de faire face, de résister, de supporter. Jmiaa se regarde et se dépeint, se moque de son image en mouvement, rit de se voir contrainte aux pires turpitudes, fait irrésistiblement rire le lecteur par la drôlerie des tableaux, la cocasserie des tournures de langue, la hardiesse spontanée du style, l’absence apparente de toute pudeur.
« Quand j’y pense, je ralentis et je fais comme ça. Je me déhanche lentement, je regarde à droite et à gauche ; je m’appuie sur ma jambe gauche, puis sur la droite, comme un dromadaire. De derrière, ça fait un mouvement lent mais nerveux : quand mes fesses montent, c’est en saccades. Et quand elles descendent, c’est pareil. C’est appétissant, comme la Danette au caramel que j’achète à ma fille ».
Survient brusquement dans cette routine ponctuée de violence, de débauches, de rixes, de sexe, de drogue et d’alcool, une réalisatrice qui a pour projet de tourner un film sur la prostitution locale.
« Elle est debout devant la porte et elle nous regarde en souriant. Plein de grandes dents. Bouche de cheval ! Je la regarde. Elle continue de sourire. J’ai envie de rire. Et moi qui me l’imaginais comme Nassimah Lhour : blanche, bien portante, bien habillée, coiffée, avec du maquillage, qui prend soin d’elle. En un peu plus jeune, bien sûr, mais, enfin, une vraie journaliste ! A la place, devant moi, j’ai un balai qui s’est teint les poils en marron…
Bouche de Cheval ! Le surnom, qui a donné son titre au roman, est immédiat, et restera jusqu’à la fin le nom du personnage, de la fée qui va changer du tout au tout le destin de Jmiaa.
A partir du jour de cette rencontre, Jmiaa découvre petit à petit un autre monde, d’abord par sa relation avec Bouche de Cheval par l’entremise de qui elle sort de son bocal aux eaux troubles et est amenée à fréquenter un autre milieu. Puis, ce qui n’avait initialement pour objet que de lui faire raconter sa vie pour en faire le scénario d’un film devient l’apprentissage difficile de castings de plus en plus récurrents qui transforment peu à peu la jeune femme jusqu’à ce que, incroyablement, lui soit proposé de tenir elle-même le rôle de l’héroïne du film.
Dans cette deuxième partie, la narratrice raconte, toujours d’une manière hilarante, avec une candeur et une naïveté savoureuses, sa lente et difficile transformation, jusqu’à la naissance inattendue, après chrysalide et mue, d’un personnage nouveau qui ne renie toutefois rien de son passé.
« La deuxième chose qui m’a plu, et là je me suis dit que ces gens du cinéma, vraiment, ils savent vivre, c’est la salle de bains. Une baignoire, une douche, des serviettes, des savons, des shampoings, du lait pour le corps. La vérité, si tu ne te laisses pas tenter avec tout ça, il n’y a qu’une conclusion possible : la crasse, c’est ton truc !
Moi je n’y ai pas réfléchi à deux fois. Je suis allée dans la chambre et je me suis mise comme Dieu m’a créée… »
La suite et la fin ne seront pas dévoilées ici. On invite les lecteurs à se délecter de l’ensemble d’un récit qui, tout en portant un éclairage brutal sur la misère sociale et morale dans laquelle se débattent les laissés pour compte, les réprouvés, les exploités, réussit à faire rire de bout en bout.
Patryck Froissart
Meryem Alaoui est une écrivaine marocaine. Son premier roman, La vérité sort de la bouche du cheval, aux éditions Gallimard, a fait partie de la sélection des titres en lice pour le prix Goncourt 2018. Elle est née et a grandi à Casablanca, et vit aujourd’hui à New York. Elle est la fille de Driss Alaoui Mdaghri, poète, universitaire, et homme politique marocain, qui a été ministre à plusieurs reprises dans divers gouvernements marocains.
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