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La véritable origine des plus beaux aphorismes, Dominique Noguez

Ecrit par Michel Host le 06.02.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

La véritable origine des plus beaux aphorismes, Dominique Noguez

 

 

Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? »

 

Un « manuel » de réjouissante culture

J’appelle « aphorismes » la plupart du temps des aphorismes au sens strict, c’est-à-dire des vues sur le monde en forme de définition ou d’observation brève tournant au mot d’esprit…

Dominique Noguez

Brève préface pour annoncer la postface

 

Les trésors durent tant qu’on les cherche (1), c’est l’un des mille aphorismes que, dans ses Chroniques de La Montagne, nous livre Alexandre Vialatte. Eh bien, j’en suis certain, Dominique Noguez est un chercheur de trésors de premier ordre, car ses recherches font le miel de son recueil, et quand elles aboutissent et découvrent la cachette de « l’auteur » de l’aphorisme – et là les surprises ne manquent pas ! – ce sont les pistes, voies et chemins pour y parvenir qui nous passionnent tout autant que lui-même, qui trouve là cent excellentes raisons de se passionner. Nous avons ici un manuel stimulant, qui invite au partage de ses révélations.

Chercheur ? C’est chasseur qu’il faudrait dire plutôt, et doublé d’un conteur, car nous savons que le récit de la partie de chasse fait le sel de l’affaire bien davantage que la vision du tableau à quoi elle aboutit. Le récit de la quête de la référence de la citation fait « durer » le plaisir, et qui plus est, il est indispensable. Dans sa postface (2) Noguez nous l’explique fort bien : « Sans référence, une citation ne vaut rien. […] L’absence de référence empêche de vérifier : 1) l’existence ; 2) l’exactitude ; 3) le sens originel de la phrase ».

Il est aussi de la plus simple honnêteté de rendre à César ce qui est à César, à Horace ou au seigneur Des Barreaux (j’y reviendrai) ce qui leur appartient, car, en effet, la pente la plus naturelle à nos esprits paresseux, ou fatigués, n’est-elle pas d’attribuer sentences, proverbes et maximes, soit au bon sens populaire dont on doutera volontiers par ailleurs, soit à la sagesse des nations, qui en manquent si souvent ! Enfin, pour rendre succinctement la pensée de D. Noguez, on aimera savoir encore « quand et comment c’est venu » (p.209) ; que la formulation première diffère de celle que nous avons en mémoire (p.211) ; que la « sagesse » et la « profondeur » que nous lui attribuons n’y sont peut-être pas autant que nous le pensions (p.213) ; et, enfin, qu’en sa version complète (s’il y a lieu), la citation prend un autre sens, ou que ce sens aura beaucoup évolué entre hier et aujourd’hui, et que nous aussi avons « le droit », selon l’historien Paul Veyne, « de rêver sur d’antiques pensées que nous remployons, à la manière des hommes de la Renaissance qui remployaient dans une église quelques colonnes tirées des ruines d’un temple païen » (p.217) (3).

Quelques exemples, maintenant, visant à mettre en appétit sans vouloir épuiser l’intérêt du livre. Notons au passage que l’auteur nous fournit, outre la formulation française la plus connue de l’aphorisme original (ou originel), et, s’il y a lieu : l’énoncé latin ou grec premier, ou celui que proposent l’italien, l’espagnol, l’allemand, l’anglais… sans oublier d’élargir le champ de la compréhension par la citation du passage, du paragraphe où les mots en question sont apparus…

Allant des premiers au dernier, et parmi les plus connus, j’extrairai, de Saint Matthieu, Évangile, 6, 34, le : À chaque jour suffit sa peine, où Jésus-Christ invite à l’insouciance ou à « l’insouci » du lendemain… à se fier donc à la providence. D. Noguez nous fait voir de quelle manière la formule a traversé le monde du travail en prenant d’autres couleurs ; comment aussi l’ont prise et appliquée à eux-mêmes quelques écrivains tels Simone de Beauvoir, Antoine Blondin… et Ismaïl Kadaré !

Il est non moins amusant de voir combien le : Il n’y a pas d’amour. Il n’y a que des preuves d’amour, de Pierre Reverdy, a d’adaptabilité, et ce qu’en fit Jean Cocteau, au dam de Reverdy !

André Gide (D. Noguez en est un grand lecteur) nous a donné, dans une conférence prononcée en 1904 et consacrée à « l’évolution du théâtre », une définition de l’art d’apparence paradoxale : L’art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté. J’eusse peut-être mis « liberté » au pluriel ! On verra comment D. Noguez explique et explore l’aphorisme, et comme il le conduit à Montherlant et à L. de Vinci. Ce sont là d’apparents retours en arrière qui nous conduisent à une réflexion personnelle, c’est-à-dire vers l’avant. Du même Gide, le : C’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature, permet une réflexion sur les sentiments eux-mêmes, la bien-pensance et nous entraîne vers une autre quant au style, à l’humour…

Jules Renard (selon moi l’un des maîtres de l’esprit français) a, dans son Journal, ce trait d’évidence : Il ne suffit pas d’être heureux : il faut encore que les autres ne le soient pas. J’y trouve, pour ma part, une saveur d’éternité et de contemporanéité. La formule me rappelle cette autre si drôle et noire, du même : Penser ne suffit pas : il faut penser à quelque chose (J. Renard, Journal, 1899).

Des sentences comme Pour vivre heureux vivons caché, de Florian (p.49) ; Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, de Descartes (p.52), suscitent de passionnants et parfois surprenants développements ! On sera étonné de la somme d’observations, d’anecdotes et de réflexions qu’engendra la recherche autour de l’alexandrin bien connu d’un inconnu ou d’un méconnu notoire, l’auteur dramatique François Ponsard (1814-1867) : Quand la borne est franchie, il n’est plus de limite – et comme je l’ai été, on sera heureux de découvrir, chez Tacite, cet aphorisme d’une imparable vérité historique et psychologique : Le propre du génie humain est de haïr celui qu’on a lésé (« Proprium humani ingenii est odisse quem laeseris »). Tout est à l’avenant, dans cet épuisant (parce qu’il s’en prend à nos cerveaux routiniers, voire paresseux) recueil : réflexions de nos « classiques » (Térence, Plaute, Juvénal, Martial, Tertullien relayé par Bossuet… Montesquieu, La Fontaine, Molière, Pascal, Mme de Staël, Baudelaire, etc.) ; de nos « modernes » (ainsi, de Maurice Chapelan [1906-1992), ce souvent faux et parfois vrai, à moins qu’il ne soit souvent vrai et parfois faux : Un écrivain ne lit pas ses confrères : il les surveille… mais aussi de nos contemporains, parfois inattendus : L’humour : la politesse du désespoir, de Chris Marker ; Jules Renard encore, parce que je le pense notre contemporain, perpétuellement sous-jacent : J’ai fait le calcul : la littérature peut nourrir un pinson, un moineau ; Julien Gracq, à propos de la littérature : Un art à la merci de millions d’analphabètes… Ces quelques citations (privées de leurs judicieux commentaires) ne déflorent pas le sujet : l’ouvrage recense ou cite quelque 197 aphorismes et sentences ! C’est pourquoi je m’arrêterai, je l’ai promis, sur la dernière occurrence, elle est d’Ovide : Je vois et applaudis ce qui est bien ; et c’est au mal que je succombe, « devise des faibles et des passionnés » selon D. Noguez, dont la réflexion nous emmène ensuite vers Corneille et Racine, puis Rimbaud, dans une lettre aux siens, en 1885 : Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire…etc.

Autre promesse tenue, ce bref commentaire du commentaire de l’auteur au sujet du proverbe toujours très vivace : On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. On lui donnerait pour père Aristophane, ou Térence ou Alexandre Dumas… Erreur ! Il est du seigneur Des Barreaux (1599-1673), « libertin, viveur et provocateur s’il en fut », dont beaucoup feront ici la connaissance. L’anecdote nécessita une quête compliquée et elle est très plaisante. Le grammairien Gille Ménage (1613-1692) la raconta dans un recueil de « bons mots… et (d’)observations curieuses », ses Menagiana (4). Citons donc Ménage : … un jour qu’ils [M. des Barreaux & M. dElbene] étoient […] ensemble, c’étoit en Carême, ils voulurent manger de la viande & ne trouverent que du lard & des œufs = dont on leur fit une omelette. Dans le tems qu’ils la mangeoient, il furvint un orage et un tonnerre si terrible, qu’il femblait qu’il allât renverfer la maifon où ils étoient. Monsieur des Barreaux fans fe troubler prit le plat, & le jetta par la fenêtre, difant : Voilà bien du bruit pour une méchante omelette au lard. Voltaire et Boileau seront concernés par l’affaire, et la mort de Condorcet n’est pas sans lien avec la dangereuse consommation de l’omelette ! Exquise histoire.

On voit donc l’intérêt et l’originalité du recueil (ou du manuel) que nous présente ici Dominique Noguez. Il suscite la curiosité immédiate par la somme de ce qu’il nous découvre (à moi tout le premier, dont la culture, des temps classiques aux plus contemporains, boite et défaille sur mille terrains), il est d’une lecture plus qu’agréable, entraînante, souvent drôle, et répond exactement à l’adage (venu de Quintilien, peut-être ?) : On n’enseigne bien qu’en divertissant !, que je lus autrefois dans sa version espagnole : « Enseñar deleytando ! ». De la délectation ! par conséquent.

 

Michel Host

 

(1) Je prends leçon de D. Noguez, en tâchant de donner la référence exacte de ce que je cite, et il y faut « une précision de bénédictin » (Brève préface, p.12). Donc : Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne, le 14 janvier 1968, Éd. Bouquins, R. Laffont, vol. II, p.631

(2) Notre ouvrage, p.207

(3) Je reprends la note de D. Noguez : Paul Veyne, Sénèque, Une introduction, Avant-propos [1993], Paris, Tallandier, coll. Texto, 2007, pp.21-22

(4) Des précisions concernant les différentes éditions de ces Menagiana sont clairement fournies par D. Noguez, à la p.136 de son ouvrage

 

Dominique Noguez est normalien, agrégé de philosophie et docteur-ès-Lettres ; il a enseigné à l’Université de Montréal, puis à l’université de la Sorbonne-Paris I. Spécialisé dans les domaines de l’esthétique, puis du cinéma underground (ou alternatif) nord-américain, mais nullement empêché, pour autant, de défendre la langue française menacée de l’intérieur comme de l’extérieur depuis des décennies, en voie d’effritement et d’autodestruction aujourd’hui. Son œuvre littéraire est très variée. Ce recueil étant son dernier livre paru (semble-t-il), il a publié en 2013 Une année qui commence bien(Prix Jean-Jacques Rousseau 2014), un récit autobiographique. Parmi ses 8 romans et récits, signalons :Les Martagons (Prix Roger-Nimier, 1995), Amour noir (Prix Femina, 1997). Ses essais sont très nombreux (36, pour le moins !) et se caractérisent, si l’on peut ainsi « globaliser » la chose, par une combinaison très personnelle de savoir précis et d’humour impénitent, voire impitoyable. Un mélange assez rare pour être signalé et recommandé. Relevons, sur le sujet du cinéma, ses derniers essais : Ce que le cinéma nous donne à désirer, Une nuit avec la Notte, Liège, Yellow Now, 1995 ; Cinéma &, Paris Expérimental, 2010.

Parmi ses essais et textes divers : Ouverture des veines et autres distractions, Robert Laffont 1982, PUF 2002 ; Les Trois Rimbaud, Éditions de Minuit 1986 ; Épigrammes de Martial (présentation, choix et traduction), La Différence ; Sémiologie du parapluie et autres textes, La Différence 1990 ; Tombeau pour la littérature, essais, La Différence 1991 ; La Colonisation douce Feu la langue française ?, carnets, Éditions du Rocher 1991, Arléa Poche 1998 ; Aimables quoique fermes propositions pour une politique modeste, Éditions du Rocher 1993 ; Lénine dada, Robert Laffont 1989, Le Dilettante 2007 ; Derniers Voyages en France, notes et intermèdes, Champ Vallon 1994 ; L’Arc-en-ciel des humours, Jarry, Dada, Vian, etc., essai, Hatier 1996, Le Livre de Poche coll. Biblio Essais 2000 ; Cadeaux de Noël, Zulma 1998 (grand prix de l’Humour noir 1999) ; Immoralités suivi d’un Dictionnaire de l’amour, Gallimard, coll. l’Infini 1999 ; Le Grantécrivain et autres textes, 2000 ; Duras, Marguerite, 2001 ; Comment rater complètement sa vie en onze leçons, 2002 ; Duras, toujours, Actes Sud 2009 ; Soudaine mélancolie(aphorismes), Payot et Rivages, 2010 ; Montaigne au bordel & autres surprises, Maurice Nadeau, 2011.

 

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005