La vallée des papillons, Inger Christensen (par Didier Ayres)
La vallée des papillons, Inger Christensen, Poésie/Gallimard, septembre 2022, trad. Danois, Janine et Karl Poulsen, 304 pages, 10,80 €
Je pense une lumière
Quelle rencontre avec la poète Inger Christensen dont une traduction récente m’a permis de découvrir le travail ! À vrai dire, je m’y suis engouffré comme si cette écriture était mienne ; je me suis accaparé son style et son étrangeté – ici prise dans le sens de Freud, pour qui c’était le surgissement de l’inconnu dans du connu. Ces poèmes, où parfois l’on butte sur des choses peu identifiées, viennent à nous par une force disons, chtonienne, une force lointaine, souterraine, une prosodie remarquable justement grâce à des altérités, des images qui se répètent, qui finissent par s’enfouir dans l’esprit du lecteur comme une forme de présence d’âme, une correspondance d’âme à âme.
De plus, l’écoute de cette écriture reste labile, meuble, pénétrée d’un sentiment d’exploration, une aventure en profondeur dans l’abysse si dur de la langue poétique. Et sa langue réussit à capter, à retrancher un hors champ des poèmes pour retenir de toutes petites choses, des « je-ne-sais-quoi et le presque-rien » susceptible de nous introduire dans un esprit, comme on le ferait d’une chambre étrange.
Je pense une lumière
le soleil est plus fort
lucide je comprends
la chute des corps
des flocons de lumière
tournoient sur eux-mêmes
Nous sommes ici dans une modernité où les éléments pensés et impensés du poème se construisent dans la lumière, laquelle éclaire indifféremment les réalités communes et les éclats, lumière éclatante qui désigne à la fois le sensé et l’insensé, le proche et le lointain. Inger Christensen somme la poésie d’apparaître, elle taille dans l’étoffe des poèmes avec un rai de lumière – qui la surprend peut-être, la dépasse, lui échappe.
Comme lecteur et comme le préconise Michaux en écrivant : je cherche un être à envahir – j’ai envahi le soleil de minuit, la glace, la précarité des êtres, le mystère aussi du monde boréal, tout autant que j’ai été imprégné d’une voix minérale, la voix de la poétesse.
CONSPIRATION
La baie est tout à fait bleue.
La victoire est absolument sûre.
Les pierres sont pierre.
Tu es parti.
Cette lecture, où des éléments d’une grande simplicité désignent des vérités métaphysiques capables de s’immiscer en soi par des formules empathiques, ne se fige pas, témoignant d’une grande ouverture stylistique et d’une inventivité qui ne nuit pas à une sorte de labilité. Cette recherche d’un style démontre que I. Christensen invente, garde avec elle le hors champ de son poème, pour mieux désigner celui du lecteur pour lequel le poème est aperçu, fenêtre sur l’esprit.
Nous sommes dans la solitude de l’autrice, où des thèmes reviennent comme un ostinato : la glace, la parole intérieure, l’angoisse, peut-être le néant, le corps beaucoup.
Finissons cette chronique avec la poétesse, et sa musique, avec ce poème in extenso :
MANIE
Il n’existe pas de pays
ni celui du sommeil
ni celui du chagrin
Je marche, je marche,
longe cette balustrade
balcon dans l’espace
sans maison ni jardin
Je compte seulement
les barreaux rouges
les compte jusqu’au dernier
Là, se trouve le pays de la mort
Didier Ayres
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