La Vache d’entropie, Ivar Ch’Vavar (par Didier Ayres)
La Vache d’entropie, Ivar Ch’Vavar, éditions Lurlure, janvier 2019, 136 pages, 16 €
Nature et culture
Après le lot de vœux et d’espoir du début de l’année, je reviens sur ma dernière lecture, et je commence seulement aujourd’hui cette chronique qui aurait dû voir le jour il y a plus d’une semaine. Ce qui est profitable dans un sens car je ne garde de cette Vache d’entropie que l’essentiel, et je peux vaquer de cette manière plus librement dans mes notes, prises au fil de ma lecture. Elle n’est d’ailleurs pas si ancienne pour être considérée comme un souvenir, mais assez pour imposer une distance propre à permettre de saisir ce que j’ai le plus distingué. C’est aussi un avantage ici car cette poésie part en étoile, or j’ai eu l’intention de titrer cette chronique de l’épithète : varia. Oui, ces poèmes sont convexes, si je puis dire, et leur foyer est variable, presque profus. Cependant l’essentiel reste quand même le traitement poétique de la nature et de la mort (l’on peut prendre le titre du recueil comme reflétant cette question : vache=nature, entropie=mort, même si c’est en soi trop simple pour venir à bout de ce recueil curieux et varié).
Il faut aussi énoncer quelques principes presque toujours réguliers dans le livre : la manière dont les vers sont construits. Nous sommes dans des textes en prose mais dont la première lettre de chaque ligne est agrémentée d’une majuscule. Cela vaut tout autant pour un nouveau mot que pour la césure d’un mot, qui ne suit pas la logique orthographique, mais davantage le besoin du poète. Ce qui souligne l’importance de la disposition graphique du texte, son originalité. En un sens, cette opération participe du fond du travail, une sorte de lecture en apnée, d’écriture en apnée, qui oblige à respirer chroniquement, à la façon d’un mouvement régulier de natation. Ainsi, reprendre souffle, c’est comme reprendre vie.
Pour moi cela souligne en quoi le poète est à la marge de la destruction, écrivant le poème ainsi rendu possible, tout en le subsumant. Disparition, destruction, entropie, sont les motifs littéraires qui se dégagent au fur et à mesure ; en tout cas, pour ce qui reste comme une cendre de cette lecture un peu en écho dans le temps, sorte de rivière narcissique où la mort et l’éros sont comme frère et sœur.
Des
Châteaux, il n’est plus question ‒ coins
De pierre, pans d’ardoise, briques roses,
Et carreaux noirs des grandes croisées ‒
Tout a disparu, dans le temps peut-être,
Peut-être bien dans le temps.
Je poursuivrai sur cette notion du détruire, en ajoutant que la littérature de Ch’Vavar, que je ne connaissais pas, pourrait être qualifiée de poésie corpusculaire, faite d’agrégats divers : le corps, la nature, les humeurs humides, et à l’en croire, l’enfance, la Picardie, une sorte de corps intérieur, une métaphysique. On voit donc que c’est une littérature en étoile, qui se ramifie, bourgeonne. La polygraphie des formes des poèmes – réguliers comme je l’indiquais en supra à cause de la majuscule à chaque début de ligne – et la polymorphie du poète – son imagination plurielle, variée, personnelle, de mondes intérieurs presque déchirés, en éclats, oui, éclatés par les majuscules pour le coup –, dressent un monde à la Bruno Dumont, le cinéaste. Seule la nature, la toile de fond picarde, semble échapper à la mort, restant précieuse aux yeux du poète.
Les vieux métiers reprennent en pleine matinée et les
Garçons, les filles passent partout à regarder ‒ et plus
Ce qu’ils voient est connu, plus ça éveille leur curiosité,
Aux garçons, aux filles ; tout est du jour, même les mille
Rides sous les vieilles casquettes lustrées ‒ ce sont les
Rides de la jeunesse du monde… La crasse immémoria
Le, se sera incrustée cette nuit ; la poussière, une rosée.
La trace des années est le badigeon le plus frais, on n’o
Se pas y mettre le doigt (sans doute ça n’a pas eu encor
Le temps de sécher) et rouille et vert-de-gris grouillent
Et fourmillent de vie…[…]
Le temps passé, écoulé, entre ma lecture primitive et cette chronique que je finis ici, prouve bien que les textes poursuivent leur route coûte que coûte, ne se plient justement pas aux exigences matérielles du temps qui passe, et assument un rôle plus haut, une mission plus forte que le livre lui-même – ne serait-ce que cette obsession de la ligne et des majuscules.
Didier Ayres
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