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La trompette philosophique de Boris Vian (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha le 06.09.19 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

La trompette philosophique de Boris Vian (par Mustapha Saha)

 

 

Il y a soixante ans, le 23 juin 1959, Boris Vian est terrassé par une crise cardiaque dans le cinéma Le Marbeuf des Champs-Elysées. « Le Satrape Transcendant » meurt de colère contre la falsification de son livre J’irai cracher sur vos tombes par d’affreux surintendants.

Librairie de Cluny, à proximité de la Sorbonne. Je déniche des volumes anciens de Boris Vian aux éditions Jean-Jacques Pauvert. Belle opportunité de relecture à l’occasion du cinquantenaire de Mai 68, hanté par le fantôme de l’écrivain maudit, lanciné par le vaticinateur précoce de la révolution ludique. L’amour se dit avec des pavés et s’immortalise dans les slogans pyrogravés. La correspondance baudelairienne abolit l’écart temporel dans la sentence einsteinienne. Laissons les commémorations pompeuses et les consécrations trompeuses aux autres. Un bouquet d’étincelles nous suffit.

Tout commence par une bâtisse construite dans le jardin de la villa Les Fauvettes à Ville-d’Avray, salle d’activités diverses sans buts déterminés. Quand Boris Vian joue pendant son enfance aux échecs avec Yehudi Menuhin, qui vit dans la même propriété, Terpsichore se fait muse fidèle. S’associe allégrement le prestigieux voisin Jean Rostand aux concours d’acronymes, d’anagrammes, d’acrostiches, de bouts rimés, de contrepèteries, aux jeux surréalistes des cadavres exquis. Se pratiquent assidûment l’humour et la dérision en guise de décrottage. S’amoncelle le matériau de base d’une œuvre kaléidoscopique. Le prince Ubu fructifie dignement l’héritage. Dans les ténèbres de la guerre, la pétulance inventive fait la nique aux cortèges funèbres. L’enfant fragile explose de mille feux indociles. Une cardiopathie de naissance augure d’une traversée foudroyante de la vie.

S’organisent des surprises-parties à répétition. Se découvre le jazz comme un appel du large. Le jitterbug, le boogie-woogie, le swing se dansent en pantalons courts et vestes ballantes. Les adolescents surprotégés sont spontanément des zazous. Johnny Hess chante « La musique nègre et le jazz hot / Sont déjà de vieilles machines / Maintenant pour être dans la note / Il faut du swing / Le swing n’est pas une mélodie / Le swing n’est pas une maladie / Mais aussitôt qu’il vous a plu / Il vous prend et ne vous lâche plus ». Le swing comme échappée belle du corps et de l’imaginaire. « Le jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place », décrète Jean-Paul Sartre. Boris Vian récupère par charité analogique la formule abracadabrantesque en mettant les bananes dans les disques. Mais que viennent faire les bananes dans cette affaire ? Au-delà du symbole phallique et de la drague expéditive dans la fièvre rythmique, quelle mouche a piqué le philosophe pour sortir une telle fadaise ? A moins qu’il n’ait été illuminé par l’affiche exotique de l’avant-guerre, la danse sauvage dans la revue nègre de Joséphine Baker accoutrée d’un pagne de bananes.

Le premier livre, Vercoquin et le Plancton, révèle dans sa prière d’insérer la bataille existentielle : « Il est pénible de constater que, malgré les efforts du Bon Père Brottier, toute une partie de la jeunesse moderne se rue avec sauvagerie sur le genre de divertissement de règle en ces jours troublés, la surprise-partie. La fenêtre est ouverte à tous les débordements ». Autrement dit, à d’autres parfums que l’encens du catéchisme et le camphre du laïcisme. Vingt ans plus tard, à la veille de la révolution sexuelle de Mai 68, un certain docteur Georges Valensin dévoile le secret dans son livre Adolescence et sexualité (La Table ronde, 1967) : « Dans les surprises-parties, des parents gardent leurs illusions jusqu’à ce que le désordre d’un cabinet de toilette et des accessoires contraceptifs les édifient. Aucun public ne sert de garde-fou ». Faculté de médecine 68 : Construire une révolution, c’est briser toutes les chaînes intérieures. Les surprises-parties sont vécues, perçues, pensées par Boris Vian comme une rébellion contre la morale ultramontaine et l’éducation puritaine. Décision prise avec ses frères de refuser définitivement le service militaire et la servitude volontaire. La liberté avant tout. « Au grand scandale des uns, sous l’œil à peine moins sévère des autres, soulevant son poids d’ailes, ta liberté » (André Breton, Ode à Charles Fourier, 1947).

Toute la philosophie de la fratrie se retrouve dans un bombage soixante-huitard à la Faculté de Nanterre : Ne me libère pas, je m’en charge. Je ne suis au service de personne, le peuple se servira tout seul. Si vous pensez pour les autres, les autres penseront pour vous. Une dialectique du rouge et du noir. La peur ? Connais pas : Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes et la peur du noir aux staliniens. Il n’y aura plus désormais que deux catégories d’êtres : les veaux et les révolutionnairesEn cas de copulation, ça fera des réveaulutionnaires. Nous aurions au moins des androïdes en bronze. Le veau d’or est toujours debout. Du Boris Vian pur sucre de canne. La critique cathartique passe d’abord par la critique des armes. L’uniforme fait l’homme cruel. L’idiot parmi les idiots, le brave parmi les braves, parfois le surdoué parmi les surdoués, se transforment sous uniforme en bourreaux virtuels. Ainsi se confectionnent les bons serviteurs de l’Etat. Dans Le Goûter des généraux, le général Audubon, tenu en laisse par sa mère qui lui noue sa cravate et lui interdit de boire du pastis, lui demande permission de réunir des amis. « Ce sont des garçons bien élevés ? ». « Oh, oui, mère, ils sont tous généraux ». Pourquoi faire ? Pour engager la guerre par hasard et par nécessité, histoire de se donner une raison d’exister en tant qu’uniformes grassement galonnés. Ces décideurs bien chaperonnés prennent conseil auprès des grandes puissances qui leur désignent comme cibles le Maroc et l’Algérie. Après tout, l’Afrique du Nord, où le sacrifice s’échange contre des marchés juteux, a toujours été un champ de bataille fructueux pour les protectorats. A la fin de la pièce de théâtre, tous les généraux se trucident à la roulette russe. Histoire d’être logiques avec eux-mêmes jusqu’au bout. La chanson Le Déserteur s’interdit sur les ondes :

« Monsieur le Président /Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous avez le temps / Je viens de recevoir / Mes papiers militaires / Pour partir à la guerre / Avant mercredi soir / Monsieur le Président / Je ne veux pas la faire / Je ne suis pas sur terre / Pour tuer des pauvres gens / C’est pas pour vous fâcher / Il faut que je vous dise / Ma décision est prise / Je m’en vais déserter / Depuis que je suis né / J’ai vu mourir mon père / J’ai vu partir mes frères / Et pleurer mes enfants / Ma mère a tant souffert / Elle est dedans sa tombe / Et se moque des bombes / Et se moque des vers / Quand j’étais prisonnier / On m’a volé ma femme / On m’a volé mon âme / Et tout mon cher passé / Demain de bon matin / Je fermerai ma porte / Au nez des années mortes / J’irai sur les chemins / Je mendierai ma vie / Sur les routes de France / De Bretagne en Provence / Et je dirai aux gens / Refusez d’obéir / Refusez de la faire / N’allez pas à la guerre / Refusez de partir / S’il faut donner son sang / Allez donner le vôtre / Vous êtes bon apôtre / Monsieur le Président / Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n’aurai pas d’armes / Et qu’ils pourront tirer » (Boris Vian, février 1954).

L’Ecume des jours narre une histoire d’amour où la joliesse se dit avec des mots jolis dans une paillardise pure et joyeuse tant qu’elle n’est pas contaminée par la moiteur flétrissante. Une histoire bizarre malgré tout. L’eau de rose tourne, mine de rien, à l’ontologique absurdité des êtres. Colin se ruine et se meurt de tristesse parce qu’il aime Chloé, qui tombe malade et disparaît dans la fleur de l’âge, dévorée par un nénuphar. L’eau, source de vie, distille aussi la mort. La déveine renverse la finalité du bonheur. Le drame se pigmente d’humour noir et de sarcasmes multicolores. La tragédie se transfigure dans le toucher magique de Duke Ellington jouant son morceau fétiche Chloé, dans la dérive métaphorique et l’escapade onirique, et sombre dans le fatalisme. Colin « prit la direction du vent avec un mouchoir de soie jaune, et la couleur du mouchoir, emportée par le vent, se déposa sur un grand bâtiment qui prit ainsi l’allure de la patinoire Molitor ». Le palais nautique en forme de paquebot, à la lisière du bois de Boulogne, lieu mythique des années folles, aujourd’hui transformé, après rénovation, en établissement de luxe, s’invite comme une apparition féérique. Boris Vian éprouve dans la piscine son cœur affaibli, le temps de s’extraire à la bêtise ambiante. La diagonale expansive le console dans l’insurmontable solitude de l’intelligence orpheline et dans ce désert urbain où cheminent des fourmis à la recherche de leur ombre. « L’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité en atmosphère biaise et chauffée sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion ». L’avant-propos prévient de l’a priori qui ne se discute pas, qui, contrairement au raisonnement, ne se contredit ni se réfute, qui existe par lui-même dans l’espace de liberté qu’il s’invente et qu’il procure à l’auteur. Une variation de trompette en somme. L’ivresse musicale et le plaisir de la lecture, surpris à chaque tournant par une pirouette détonante, fermentent dans le « pianococktail où chaque note est un alcool, une liqueur ou un aromate ». Chloé passe sur terre comme une étoile filante, offre sa beauté dans une métaphore chancelante, se volatilise dans une musique ruisselante. Chick, le meilleur ami de Colin, court à sa perte à cause de sa passion et de son fétichisme pour Jean-Paul Sartre (Jean-Sol Partre) dont il ne comprend un traître mot. La fiancée Alise, délaissée, finit par tuer le philosophe avec un arrache-cœur et brûler les librairies environnantes. L’existentialisme de parade passe à la canonnade. Le conte à tiroirs, entre fictives raisons et déductives plumaisons, déroule ses pièges en cascade. L’humour n’est que la politesse du désespoir. La camarde rode dans chaque page. Le rire grince comme une porte de prison. Le jeu s’achève sur une cruelle pendaison.

L’Herbe rouge et Le Crève-cœur sont des livres initiatiques, des explorations de l’infinitude intérieure, d’immersions analytiques dans l’intime, des jeux de piste où l’errance dans les profondeurs s’enquinaude de déviations fantastiques, où l’embrouillamini des indices égare à chaque étape la poursuite. La verdure se macule à chaque pas d’éclaboussures de mercurochrome et d’hémoglobine. Le crève-cœur triture en turbine les merles moqueurs et les concubines. Le romancier taraudé par les infimes meurtrissures enfantines les dilate comme des bulles peuplées de personnages hyperboliques et loufdingues, anamorphosés en monstres sympathiques. Le funambule en inexpiable déséquilibre danse la vie sur un fil. Faculté de Nanterre 68 : Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. La projection clochardesque s’explicite sans fioritures : « Quand on a passé sa jeunesse à ramasser des mégots aux Deux-Magots, à laver des verres dans une arrière-boutique sombre et crasseuse, à se couvrir, en hiver, de journaux pour se réchauffer sur un banc glacé, quand on a vécu au jour le jour tel l’oiseau-mouche sur la branche du micocoulier, en un mot quand on s’est nourri de plancton, on a des titres au nom d’écrivain réaliste. Les gens qui vous lisent pensent en eux-mêmes : cet homme a vécu ce qu’il raconte, a ressenti ce qu’il dépeint. Mais j’ai toujours dormi dans un bon lit et le plancton ne me tente point ».

Deux psychorigidités, engagées dans des processus inverses de négation de soi, se font face. Dans L’Herbe Rouge, l’ingénieur Wolf, taraudé jour et nuit par les souvenirs empoisonneurs, se bricole une machine qui lui restitue son passé dans la réalité vécue, purifié des falsifications de la remémoration, avant de néantiser toute trace des faits revisités. Lucidité de fou s’enfermant dans son miroir pour éviter l’incertitude. C’est ainsi qu’il se purge progressivement de toute l’histoire existentielle qui le constitue. Il fore son intériorité de plus en plus profond jusqu’au moment où il ne retrouve que le rayonnement noir de son autodestruction. N’ayant plus de raison de vivre, il se saborde dans sa programmatique précarisation. La mixture indigeste du freudisme et du taoïsme le pulvérise dans le gouffre de son insignifiance. Dans L’Arrache-cœur, le psychiatre Jacquemort, pressuré d’appétence sexuelle et de tout désir, se retire dans le village des infamies pour remplir sa viduité de superfluités psychanalytiques. Dans cette bourgade satanesque l’abomination s’institue en règle de vie, les mères s’enragent, les enfants s’encagent, les vieux s’esclavagent, les vertus s’outragent, le ciel s’ennuage. Le curé se vante d’opulence dans son inviolable enclave. Le psychiatre reçoit sa juste pénitence, culbuter la bonne, qui ne connaît d’autre manière de passer au confessionnal, et repêcher dans le fleuve, avec ses dents, les immondices villageoises et les hontes bourgeoises contre lingots d’or interdits à la dépense. Sorbonne 68 : La forêt précède l’homme, le désert le suit. Les récits de Boris Vian, structurés par le principe hologrammatique, la transmutation du microscopique en macroscopique, relèvent de la mécanique quantique. Faculté de Nanterre 68, connue pour la grisaille de ses bâtiments préfabriqués, en tous points semblables aux cages à lapins indéfiniment superposés où s’entasse la force de travail : Le bleu restera gris tant qu’il n’aura pas été réinventé. Dans la société de consommation, l’art est mort, inutile de manger son cadavre. Plus jamais Paul Claudel, lecture préférée de la mère abusive.

La pellicule horrifique laisse transparaître, pourvu que la sensibilité réceptive la transperce, toute la tendresse intentionnelle. L’écriture homéostasique régule la température émotionnelle. La vrombissante réversibilité chamboule la configuration des causes. La Brasier Torpédo 1911, dotée d’un évier en émail et d’un pot de chambre escamotable, se réinvestit, sous sa robe blanche immaculée, dans la vie germanopratine et tropézienne, réinjecte sa bienfaisante poésie dans la pandémoniaque circulation automobile. Boris Vian peut légitimement se prévaloir de son don d’ubiquité, qui déboussole ses chroniqueurs éberlués par ses présences simultanées de son vivant et post-mortem. Les contingences psychologiques se décantent. Un univers salutairement kafkaïen où les visions cauchemardesques s’exorcisent dans la mise en scène de situations rocambolesques, de créatures somnambulesques, de savants guignolesques, de parataxes canularesques, des calembours hippopotamesques, où les démons intérieurs se caricaturent dans des croquemitaines grotesques, se combinent et se recombinent dans l’indétermination et les entités mouvantes. Le dédoublement se déplace de personnage en personnage selon l’idée jaillissante. La fiction joue aux dés. S’oublient au bord de la route les trois Parques lancinantes, la Parque narcissique, la Parque psychanalytique, la Parque sémantique. Et toutes les souffrances qui n’existent que par les mots qui les désignent. Boris Vian « conteste qu’une chose aussi inutile que la souffrance puisse donner des droits quels qu’ils soient, à qui que ce soit, sur quoi que ce soit ». S’imagine une drôle de mouette, baptisée maliette, pour dire la vulnérabilité des êtres et la fragilité des choses : « Maliettes qui mourrez dès qu’on pose sur vos plumes le doigt le plus léger ».

Les fumisteries savantes de Boris Vian ne sont que des répliques extravagantes aux simulacres de la société des apparences, engoncée dans ses contraintes, ses lourdes astreintes, ses fausses étreintes. L’abeille griffonneuse d’histoires invraisemblables délaisse l’ingénierie pour faire son miel dans L’Os à Moelle. Les mots farfelus construisent leur propre univers. La première traverse de la liberté n’est-elle pas la fantaisie ? En mai 68, un feutre anonyme trace dans l’escalier du théâtre de l’Odéon : Dans les chemins que nul n’a foulés, risque tes pas ! Dans les pensées que nul n’a conçues, risque ta tête !L’imagination prend le maquis. Ne faut-il pas « porter en soi le chaos pour mettre au monde une étoile dansante » (Friedrich Nietzsche). Boris Vian rédige J’irai cracher sur vos tombes en deux semaines, pour relever un pari avec le directeur des éditions du Scorpion, Jean d’Halluin. Pendant ses courtes vacances en Vendée, il pastiche les romans noirs américains sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dont il prétend n’être que le traducteur. Raymond Queneau apprécie le canular avant de défendre l’auteur à la barre. Les ingrédients du best-seller sont réunis, avec des scènes érotiques qui, selon lui, « préparent le monde de demain et frayent la voie à la vraie révolution ». Une profession de foi soixante-huitarde par excellence. Traversée du temps. Le 21 Mars 1968, veille de la fondation du Mouvement du 22 Mars, nous organisons à la Cité Universitaire de Nanterre une conférence sur la thématique Sexualité et répression, donnée par la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. Nous distribuons le Manifeste de Wilhelm Reich (1936). La société machiste est fondée sur la tyrannie patriarcale et monogamique qui se maintient et se reproduit par l’insatisfaction libidinale, la névrose frustrative, la morale coercitive. Il n’est pas de révolution culturelle sans révolution sexuelle. La Révolution sexuelle de Wilhelm Reich (Editions Plon, 1968) est aussitôt une référence incontournable. Il s’agit de prendre à revers toutes les valeurs castratrices de la bourgeoisie. Faculté d’Assas 68 : Les bourgeois n’ont d’autre plaisir que de dégrader tous les plaisirs. Et pourtant, ils peuvent couper toutes les fleurs, ils n’empêchent pas le retour du printemps. A la fin de la conférence, nous chantons à tue-tête : « Les bourgeois, c’est comme les cochons / Plus ça devient vieux, plus ça devient bête / Les bourgeois, c’est comme les cochons / Plus ça devient vieux, plus ça devient con » (Jacques Brel, 1962)

 

Retour sur J’irai cracher sur vos tombes. Boris Vian résume l’enjeu : « Un bon thème, qui, bien traité, aurait pu être un bon roman, avec les risques de vente médiocre qui accompagnent d’ordinaire les bons romans. Et qui, traité commercialement comme il l’était, aboutissait à un roman populaire, de lecture facile et de bonne vente ». Le succès attise les excès. Les gardiens de la vertu intentent procès sur procès. La presse creuse l’abcès. La fortune escomptée se transforme en supplice annoncé. Le livre est interdit. « Je me propose d’agiter et d’inquiéter les gens. Je ne vends pas le pain, mais la levure » (Miguel de Unamuno). Le thème aborde la révolte des noirs américains, dénonce la ségrégation raciale et la persécution faciale. Le personnage principal, Lee Anderson, né d’une mère mulâtresse, un métis à la peau pâle et aux cheveux blonds, décide de venger son frère noir, victime d’un lynchage pour s’être entiché d’une blanche. Il tue ses deux maîtresses anglo-saxonnes, victimes expiatoires d’un engrenage sanguinaire. Mentalité de cow-boy sans d’autre règle que l’autodéfense et la loi du Talion, doublée d’une abjecte pleutrerie. La sexualité interdite est l’alibi des représailles primaires et des exécutions sommaires. La lutte contre la ségrégation prend des tangentes suicidaires.

Les amis jazzmen de Boris Vian, régulièrement invités dans les caves germanopratines, informent le trompettiste insoumis de l’inhumaine condition des noirs américains, spoliés de droits civiques, bannis d’existence publique. Le jazz unifie les damnés de la terre. C’est le jazz qui permet aux afro-américains de raviver leur sève culturelle, d’imposer leur génie créateur, de reconquérir leur dignité. C’est aussi par le jazz que Boris Vian s’ouvre cette fuite sans bornes où sa littérature s’improvise des fugues inédites.

 

Le touche-à-tout libertarien, butineur des petits riens, rejette toutes les étiquettes. Faculté de Nanterre 68 : Un rien peut être un tout, il faut savoir le fructifier. Boris Vian : « Je ne suis pas existentialiste. En effet, pour un existentialiste, l’existence précède l’essence. Pour moi, il n’y a pas d’essence ». Le diable et le bon dieu sartriens, fussent-ils uniquement allégoriques, sont renvoyés à leur transcendantalité fantasmatique. S’il est une essence, autrement dit une mystérieuse alchimie organique, elle se condense dans la sensualité, l’incompréhensible vibration des choses dont la conscience et la pensée elles-mêmes ne sont que des émanations électromagnétiques. « Colin était si gentil qu’on voyait ses pensées bleues et mauves s’agiter dans les veines de ses mains ». Les irisations de l’arc-en-ciel n’ont de sens que par leur matérialisation visuelle. Il n’est que l’art, la musique et la poésie, par leur inexplicable perceptibilité, qui sont les fenêtres de l’infinitude substantielle. L’ironie socratique est poussée à son paroxysme : « Les gens qui savent, leur mode d’expression est toujours en avance sur la matière de cette expression. Il en résulte qu’on ne peut rien apprendre d’eux parce qu’ils se contentent de mots ». « Ils ont étudié si longuement et si profondément les formes de la pensée que les formes leur masquent la pensée elle-même, dont la nature purement physique, émotionnelle, sensorielle, leur échappe en totalité ». Comment vivre le jazz sans la transe qu’il déclenche ?

 

Dans L’Automne à Pékin, la ligne du chemin de fer, du chemin de vie, est irréalisable parce qu’elle bute immanquablement sur la ligne de la foi. Une ligne de la foi reconnaissable à « l’odeur sèche du vide pur». Rien n’arrête la technologie conquérante sinon sa bêtise autosuffisante. Elle installe ses machines dévoreuses d’espace et de temps dans les ergs en ignorant délibérément qu’une poignée de sable suffit à gripper ses rouages dans cette région où le soleil émet les rayons alternatifs noirs et blancs de la dualité insurmontable. La présomption civilisatrice du colonialisme, en s’autoproclament unique paradigme universel, en frayant sa route dans la réfutation des héritages exogènes, annule sa propre spécificité culturelle et ses interactions possibles avec d’autres traditions. Claude Léon, le meurtrier repenti devenu ermite et saint pressenti, se donne corps consenti, sous les yeux des pèlerins, à Lavande, négresse purificatrice de ses péchés, lumière noire pétrie par la glaise originelle, révélatrice des entrailles roses de la terre. En paraphrasant Miguel de Unamuno, la métaphysique charnelle s’épanouit dans la métalinguistique. Mangemanche prétend brûler les étapes par la voie aérienne, son modèle réduit, le Ping 903, sème la mort, l’opacité l’engouffre. La machine finit toujours par broyer ses inventeurs et ses utilisateurs sans compter les dégâts collatéraux et leurs désastreux effets en chaîne. Le train s’engloutit dans les galeries creusées par l’archéologue Athanagore avant qu’il ne trouve la pierre philosophale. La discordance des méthodes, l’affrontement des égotismes, l’improvisation et la précipitation font irrémédiablement échouer le chantier. L’inutilité de l’expédition se prouve par les meurtres en série, le nettoyage par le vide. L’interférence des voies terrestre, céleste et spirituelle conduit à l’apocalypse. Inutile d’extrapoler sur les vierges promises au paradis… au prix du « sulfate d’ammoniaque, du sang desséché et de la gadoue ». Bien creusé, vieille taupe !

Ce sont l’éducation castratrice, l’instruction déformatrice, la domestication stérilisatrice qui empêchent, dès l’enfance, de jouir de la vie. Les études ? « Seize ans. Seize ans le cul sur des bancs durs. Seize ans d’ennui. Qu’en reste-t-il ? » (L’Herbe rouge). Les études ? Une amputation de la faculté de rêver, de contempler les merveilles de la vie, de savourer la beauté de la nature. « On avance dans un couloir sans commencement, sans fin, à la remorque d’imbéciles, précédant d’autres imbéciles. On roule la vie dans des peaux d’ânes ». « Le vrai temps n’est pas mécanique, divisé en heures, toutes égales. Le vrai temps est subjectif. On le porte en soi. Levez-vous à sept heures tous les matins, déjeunez à midi, couchez-vous à neuf heures. Jamais vous ne saurez qu’il y a un moment, comme la mer qui s’arrête de descendre et reste un temps étale, avant de remonter, où la nuit et le jour se mêlent et se fondent, et forment une barre de fièvre pareille à celle que font les fleuves à la rencontre de l’océan ». Sciences Po 68 : Un bon maître nous en aurons quand chacun sera son propre maître. Professeurs, vous nous faites vieillir. Le travail ? Le travail automatique formate des automates qui s’automatisent au point de n’avoir aucune conscience de ce qu’ils font. Affiche 68 : Le réveil sonne, première humiliation de la journée. Le métro, boulot, dodo se dénonce sur tous les murs. Slogan tiré du poème Couleurs d’Usine de Pierre Béarn, « Au déboulé garçon pointe ton numéro / pour gagner ainsi le salaire / d’une morne journée utilitaire / métro, boulot, bistro, mégots, dodo, zéro » (éd. Pierre Seghers, 1951). Sur une palissade des Halles, refuge nutritionnel des barricadiers désargentés, cette inscription au charbon : Tout le monde veut respirer et personne ne peut respirer, et beaucoup se disent : nous respirerons plus tard. Et la plupart ne meurent pas parce qu’ils sont déjà morts.

Se rappellent Les Temps Modernes de Charlie Chaplin. Et cette première image d’une horloge géante et d’une aiguille égrenant les secondes, se déplaçant inexorablement vers la sirène du garde-à-vous. Le temps mesuré n’appartient qu’à la machine qui motonnise, robotise, déshumanise l’individu pour le soumettre à sa cadence. Seule la panne générale de l’usine provoque le rire. Un rire mécanique malgré tout. Boris Vian décrit le même enfer de manière macabre et cauchemardesque dans L’Ecume des jours. Le taylorisme s’est sophistiqué dans la société médiatique de manipulation, avec les techniques insidieuses d’abrutissement des masses, les addictions monomaniaques aux occupations hypnotisantes, mais sa finalité reste la même, déposséder l’être de lui-même, le transformer en spectre errant dans son propre néant. Se dévoilent la spécialisation séparative, la concurrence dissociative, la performance dépréciative de la culture générale. La cohérence éclectique de Boris Vian densifie les multiples facettes de ses prédispositions inventives et dénonce par l’exemple la technicisation limitative.

 

La durée bergsonienne, propice à la libération de l’élan vital et à l’épanouissement de l’intuition créative, est ainsi déclinée dans sa factualité quotidienne. Le J’Accuse de Boris Vian oppose son cri transparent, sans compromis, à l’ordre apparent imposé par les commis du système éducatif : « J’accuse mes maîtres, de m’avoir par leur ton et celui de leurs livres, fait croire à une immobilité possible du monde, de m’avoir fait penser qu’il pouvait exister un jour, quelque part, un ordre idéal ». Tout cet embrigadement, méthodiquement inculqué pour produire « des normaliens verdâtres, des polytechniciens poseurs, des centraliens confits, des médecins voleurs, des juges véreux ». « Ne vaut-il pas mieux apprendre à faire correctement l’amour que de s’abrutir sur de mauvais livres d’histoire ? ». Le professeur interloqué, sans réponse (a-t-on jamais vu un professeur, ou un patron, ou un politique, sans réponses ?), prend sa tête à deux mains, plonge dans un long silence. « Quand il relève les yeux et voit la mer bleue, tiède, essentielle, il sent son cœur s’ouvrir, se déshabille, court à la rencontre de la frange d’écume brillante qui ourlait la nappe d’azur ». La vie, la vraie vie, se forme et se transforme dans sa perpétuelle dynamique, dans son incessante métamorphose biochimique, dans son désordre rhizomique, dans l’existence sans temps morts et la jouissance sans entraves. Mai 68 : Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui. Le gavage de masse célébré par la société d’abondance ? Consommez plus, vous vivrez moins !

 

La prépotence professorale, la subordination morale, l’atomisation générale figent l’être dans le non-être, le réduit au stade végétatif de « cellule du corps social ». N’est-ce pas la véritable motivation de la révolte nanterroise contre l’autorité mandarinale et l’aliénation doctrinale ? Association d’idées oblige, l’on ne peut s’empêcher de penser au film Théorème de Pier Paolo Pasolini, sorti justement en 1968, où un messager d’une intrigante beauté, archange visiteur des êtres inaccomplis, fait irruption dans une famille bourgeoise, séduit le père, la mère, la fille, le fils et la servante, et bouleverse de fond en comble leur destinée. « Et le verbe se fait chair » (La Bible). Et cette scène inoubliable de l’honorable patron, sevré de la présence salutaire, qui abandonne son usine à ses ouvriers, arrache ses vêtements en pleine gare de Milan et s’en va errer sans fin dans le désert. « Un homme tout nu. Un homme tout nu. Qui marchait sur le chemin. Le costume à la main » (Boris Vian, Je voudrais pas crever). Deux procès sont engagés. Le juge du tribunal romain prononce une sentence qui devrait faire jurisprudence imprescriptible : « Le bouleversement que m’a causé Théorème n’est nullement sexuel. Il est essentiellement mystique. Comme il s’agit essentiellement d’une œuvre d’art, elle ne peut pas être obscène ». Les mystères de l’art sont impénétrables.

Boris Vian repose en paix au cimetière de Ville-d’Avray. Il est enterré un jour de grève des pompes funèbres ! Sans remords. Trente-neuf ans d’allant tambour battant, trente-neuf ans d’entrain cœur palpitant. Son œuvre poursuit son énigmatique trajectoire… Il aurait pu mettre sa propre formule en épitaphe sur sa tombe : « Il est mort, Boris Vian. Il est très très mort. Mais, il y a ses œuvres. Et ça, ça ne sera jamais mort ».

 

Mustapha Saha

 

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Mustapha Saha

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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.