La tristesse durera toujours, Yves Charnet
La tristesse durera toujours, janvier 2013, 176 pages
Ecrivain(s): Yves Charnet Edition: La Table Ronde
Yves Charnet nous offre dans son récit, paru en janvier 2013 aux éditions de La Table Ronde, une légende, un chant, un tombeau poétique, un hymne aux femmes qui ont jalonné sa vie et l’ont marqué de façon indélébile avec plus ou moins de bonheur. Il emporte le lecteur, sans barrière de protection, dans ses errements géographiques, psychiques et langagiers. Et nous nous embarquons avec lui dans un étrange et envoûtant voyage.
Dès le titre, il avise ses lecteurs : La tristesse durera toujours. Il emprunte ainsi les dernières paroles prêtées à Van Gogh avant de mourir. Et c’est ce que le récit va déployer en virtuose dans une écriture d’une grande franchise. Il nous prévient à plusieurs reprises de la visée de son projet d’écriture qu’il poursuit depuis le début de son œuvre. C’est d’abord par la voix de Louis René des Forêts qu’il nous avertit : « Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s’impose, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu’avec elles ». Et si l’on n’est pas convaincu, il insiste : « Un homme avec la gueule d’un autre. Un écrivain c’est ça. Un type seul en terrasse ». Oui, la solitude est là, ancrée au cœur de son être, malgré tout son entourage. L’auteur a compris depuis longtemps que l’humain se retrouve profondément seul face à la souffrance, face à la mort. Et il ne lui reste que le souvenir dont il tente de laisser trace.
Ce texte tourne autour de trois personnages de femmes qu’il nous expose et qui parfois se superposent : la mère dévorante dont il cherche à se déprendre, mais qui ne cesse de le hanter avec sa grande vieille voix. Alors, il tente de la dévaloriser pour s’en décoller. Mais ce rejet risque de se déplacer sur tout objet d’amour et entraîner un manque de confiance en tout ce qui est bon. Madame G. qui sert de contrepoint à cette Mère possessive. « Un miracle ». Elle représente la naissance à l’amour et à la sensualité. Elle survit dans sa beauté touchante, malgré les années qui l’ont marquée mais pas défaite, par les dimanches et le restaurant qui l’enchantent. Cette figure a poinçonné sa vie. Rachida arrive dans son existence comme un soleil. Elle représente l’amour de la maturité. Elle est professeur des écoles. Sa peau l’attire, la couleur, la vivacité et la légèreté de sa pensée le fascinent. Avec elle, il a l’illusion de réparer. Mais la tentation est là, qui le guette et qui réveille toutes ses peurs. Alors, il choisit le rejet et la fuite. Ensuite, il se dévalorise et se présente comme lâche. Sans cesse, il recherche l’amour, et quand il le trouve, la déception l’attend car ses désirs sont démesurés et irréalisables. Ne cherche-t-il pas en toute femme une figure maternelle ?
Yves Charnet, presque à la fin de son livre, ne nous cache pas que Toute autofiction est suicidaire. Et son signataire un homme démoli. Je vais donc laisser ce chantier en chantier. Avec la satisfaction du devoir inaccompli… Vivre est une vaste blague … J’écris un livre sur la tristesse. « L’incurable et générale tristesse ». Comme dit Michel Deguy dans Gisant. « Une tristesse abyssale par-dessus tout ça ». C’est ça la vie. À peu près. C’est une vieille anthologie. Un vieux livre de poésie. Plus personne n’y va voir. Entre les lignes, entre les mots.
Bâti sur des fondations fragiles, funambule toujours en déséquilibre, englué dans sa timidité, dans une confiance en lui sans cesse mise en doute, Yves Charnet recherche à l’infini la sécurité dont il a besoin. Il déroule, sous nos yeux fascinés, toute l’épaisseur de l’existence en déployant ses contradictions jusqu’au paroxysme par le biais des oppositions. Il est habité par un sentiment profond d’inutilité allié à une gourmandise de la vie. Il proclame son mal-être, sa déception toujours latente. Il dénonce l’âpreté de la vie, avec un sentiment profond d’inutilité. Mais il exprime aussi la jouissance de la bonne chère, du bon vin, de la convivialité joyeuse, du bonheur de transmettre. Il exalte une gourmandise de la vie mais ne se cache pas sa part de duperie. Il est animé par un instinct de conservation, un instinct sexuel presque animal qui le sauve. Mais au fond de lui, est tapie une certaine fascination pour la destruction. Il manifeste à la fois son besoin d’être aimé, son insécurité extrême et son angoisse devant l’intensité, la force de d’amour qu’on lui témoigne. Alors, prisonnier de la peur d’être un danger pour l’autre, prisonnier de ses inquiétudes, il fuit devant la tentation du bonheur qu’on lui offre et dont il ne se sent pas digne. Il peut donner sans limite mais est tellement rongé de culpabilité qu’il a du mal à recevoir. Sans cesse, en lui, l’impuissance et l’insécurité menacent. Alors, il se réfugie dans des lieux familiers qui le rassurent et contemple la nature pour y trouver un provisoire apaisement.
Yves Charnet compose son récit comme une enfilade de fragments de longueurs variables où le passé et le présent se mêlent et parfois se confondent, écrits dans un rythme sans cesse modifié, avec une frénésie jubilatoire. Il s’autorise le ressassement sans limite comme une incantation, presque une prière. Il jouit du jeu avec les mots. Il écrit comme un flâneur qui circulerait dans la langue comme dans un paysage sans frontière, sans hiérarchie dans la beauté. Il se laisse charmer et nous charme par la variété des tonalités, des genres, des registres. Et il joue du langage avec délectation s’opposant à toute bien-pensance. Il ne se prive pas de truffer son récit de citations, de la plus rare, la plus recherchée à la plus populaire, la plus triviale. Il ne se prive d’aucune licence passant sans ambages de la prose à la poésie.
Ce que l’auteur nomme le « cabotinage d’un théâtreux grotesque, d’un bouffon tragique », le lecteur l’appellera expression sublimée d’un désespoir profond, un besoin constant d’être rassuré. Yves Charnet nous prouve dans son écrit la valeur inestimable de s’autoriser à clamer son « poème de l’errance », dans une pudique « auto-fiction de l’intime ». Il puise pour cela dans toute la gamme des émotions.
Et tant de questions affleurent à l’esprit quand on a fermé le livre. Sur quelle base construire sa vie ? Comment venir à bout des forces destructives que chacun porte en soi ? Comment combattre la peur du vide intérieur ? Comment palier la difficulté d’être en paix avec soi-même ? Comment rendre son monde « habitable » ? Comment peut-on se délester de ces démons intérieurs autrement qu’en les dérivant dans la sublimation qu’est l’écriture pour trouver une certaine sécurité précaire ? Ecrivons-nous pour se souvenir ou au contraire pour oublier et s’oublier ?
Et lorsque l’écrivain affirme : « Je suis un amant sans amour et un écrivain sans œuvre », le lecteur a envie d’entrer dans son jeu et à son tour de citer un extrait du Cimetière Marin de Paul Valéry : Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre !
Pierrette Epsztein
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