La Trilogie de la Poussière, Livre 1, La Belle Sauvage & Livre 2, La Communauté des esprits, Philip Pullman (par Didier Smal)
Edition: Gallimard Jeunesse
La Trilogie de la Poussière, Livre 1, La Belle Sauvage (Folio, avril 2021, 544 pages, 9,30 €), & Livre 2, La Communauté des esprits (Gallimard, septembre 2020, 656 pages, 22 €), Philip Pullman, trad. anglais, Jean Esch
Philip Pullman (1946), avec la trilogie À la Croisée des mondes, a créé non seulement un phénomène éditorial à succès désormais transformé en série télévisée (après l’adaptation cinématographique du premier tome, sous le titre de La Boussole d’or, qui fut boudée par le public) et en bande dessinée, mais surtout un univers narratif à la fois complexe et cohérent, ce qui lui donne une paradoxale évidence. Pour faire simple, disons que Pullman, dont les romans ont été publiés en français par Gallimard tant sous l’étiquette « SF » que « Folio Junior » ou tout simplement « Folio », a brouillé les pistes avec intelligence : les romans de l’univers dans lequel Lyra Parle-d’Or évolue relèvent-ils de la science-fiction, de la fantasy, de la littérature à destination de la jeunesse, du roman d’aventure ou de la méditation sur l’existence d’univers parallèles avec un détour par un rien de physique quantique, et une magnifique tendance à dire des choses essentielles et puissantes sur la vie, en nous et autour de nous ? Bien malin qui pourrait répondre de façon absolue – mais bien moins malin qui omettrait l’essentiel :
ces romans sont avant tout de grands, d’énormes plaisirs de lecture, servis en français par le travail impeccable de Jean Esch – dont on viendrait presque à suivre les publications, tant on sait son attrait pour les littératures « populaires » et intelligentes à la fois, tant on sait aussi l’élégance et la limpidité de son style (oui, on peut parler du style d’un traducteur, peut-être même un bon traducteur est-il avant tout un grand styliste de la langue dans laquelle il traduit). D’aucuns, amateurs de « vraie » littérature, s’ingénieraient à souligner les pseudo-facilités de Pullman, dont l’abondance de dialogues, qui peuvent expliquer la fluidité des récits ; ce serait oublier que ces dialogues sont, tout comme chez Rowling ou Pratchett par exemple, de véritables échanges, qui dynamisent le récit et donnent de précieuses explications vues à hauteur des protagonistes, entre des personnages à qui on peine à ne pas accorder pleine existence.
On ne le peut, malheureusement, parce que Lyra vit dans un monde qui ressemble au nôtre à bien des égards, mais en est une version parallèle, dans la perspective d’un univers multi-dimensionnel ; c’est à cet égard qu’il est impossible de classer l’œuvre de Philip Pullman dans la fantasy, bien qu’y apparaissent des êtres merveilleux selon les lois scientifiques régissant notre univers ; quant à dire qu’il s’agit de science-fiction, puisque ces récits n’ont pas pour motif un scientifiquement probable, sauf à considérer l’existence d’univers parallèles, c’est plausible mais peu efficient – et au fond peut intéressant. Le monde où vit Lyra ressemble à la planète Terre de la fin du dix-neuvième siècle, début du vingtième siècle, avec des avancées ou des décalages technologiques qui pourraient apparenter les romans de Pullman au steampunk – à ceci près que ces variantes technologiques ne sont pas l’enjeu du récit, mais bien des éléments du décor narratif. Ainsi, il n’est nulle part question d’électricité ; il est question par contre d’une énergie « ambarique ». De même, ce sont des zeppelins qui croisent dans le ciel, et l’éclairage se fait essentiellement au gaz ou à la naphte. Le lecteur peut ainsi reconnaître des éléments du décor et admettre avec aisance ceux qui lui sont quelque peu étrangers.
L’étrangeté véritable et sensible se trouve dans les « daemons », idée géniale de Pullman : dans l’univers de À la Croisée des mondes, chaque être humain, de sa naissance à sa mort, est accompagné d’une créature animale à l’incontestable concrétude dotée en sus d’un lien spirituel puissant voire indispensable à son humain ; Pullman donne forme animale au daemon socratique, celui que la religion chrétienne a su recycler en ange gardien. Ce daemon est un signe, et ici intervient un hasard des lectures : difficile de ne pas voir le rapport entre la façon dont Pastoureau présente Les Bestiaires du Moyen Âge et la « senefiance », pour citer Pastoureau, qu’a chaque daemon dans l’univers narratif créé par Pullman. Un exemple simple : les policiers et autres représentants des forces de l’ordre, dans l’univers de À la Croisée des mondes, ont pour daemon un canidé, plus ou moins féroce selon le degré de violence potentielle – mais les domestiques, eux, s’ils ont aussi un chien, c’est un chien-chien dominé, sage, complaisant. Et il ne faut que quelques pages des Royaumes du Nord, le premier tome de la trilogie À la croisée des mondes, cette virevoltante histoire qui fait voyager le lecteur à travers des mondes parallèles, pour s’apercevoir à quel point un daemon est un signe de son humain, ce daemon qui ne prend forme définitive qu’à l’âge adulte (idée géniale, qui dit une vérité : l’enfance et l’adolescence sont des moments de changements, d’hésitations, et un daemon change de forme selon les émotions, les événements ressentis chez l’enfant), et meurt en même temps que son humain – alors que son humain peut survivre à la séparation, malheureusement – mais est-il encore humain, dans cet univers parallèle ?
Cette trilogie a généré, au même titre que les heptalogies de Rowling (Harry Potter) et Lewis (Le Monde de Narnia, auquel on oppose philosophiquement À la croisée des mondes) une abondance de commentaires, d’analyses, d’interprétations – on en viendrait presque à oublier qu’elle génère avant tout, on y revient, un gigantesque plaisir de lecture, peu importe l’âge du lecteur, tant elle regorge de niveaux de lecture qui sont au fond plus à ressentir qu’à analyser – même si on peut en papoter des heures durant, l’un n’exclut pas l’autre. Ce plaisir, après deux petits volumes aussi prenants que beaux comme objets, Lyra et les oiseaux et Il était une fois dans le Nord (et deux autres non encore traduits en français), connaît désormais un prolongement bienvenu avec La Trilogie de la Poussière – Poussière déjà au cœur de À la croisée des mondes. De cette nouvelle trilogie sont seuls publiés pour l’heure, et traduits en français, les deux premiers tomes – et puisque le premier, La Belle Sauvage, vient d’être publié en édition de poche, l’occasion est belle de l’évoquer en même temps que le second, La Communauté des esprits, publié fin 2020 dans la collection Gallimard Jeunesse, donc en un volume de dimensions « adultes », ce qui indique à quel point Pullman, à l’image d’autres auteurs, est considéré comme un auteur dont l’œuvre est destinée à tous les âges, de 7 à 77 ans, comme disait un hebdomadaire de notre enfance.
La Belle Sauvage raconte les premiers mois de Lyra Belacqua, douze années avant les événements narrés dans À la croisée des mondes. Autant être clair : Pullman s’est joué de sa propre création, puisque la naissance et les premiers mois de Lyra connaissent dans La Belle Sauvage une version autre que celle contenue dans Les Royaumes du Nord ; disons qu’il a pour lui l’excuse des mondes parallèles et, surtout, celle du désir de raconter une grande et belle histoire – et comme on dit en italien, si non è vero, è bene trovato. Tout l’univers narratif est bien sûr respecté, des daemons qui sont autant de signes (on pourrait aussi y voir une métaphore de la persona jungienne, ce qui ne serait en rien contradictoire) à l’aliéthomètre (cette étrange boussole qui permet de trouver la voie de la vérité), en passant par une société où un clergé « scientifique » possède de facto un pouvoir tel qu’il tend à devenir totalitaire. Dominé par un « Magisterium » omnipotent bien que subdivisé en divers « ordres », ce clergé a tout pouvoir, se comporte comme tout gouvernement d’un régime totalitaire, avec sa police secrète (le « Conseil de Discipline Consistorial »), et est à la recherche, au début de La Belle Sauvage, d’un bébé déposé dans un prieuré proche de l’auberge La Tuite, tenue par les Polstead avec l’aide de leur fils, Malcolm.
C’est le tout début d’une aventure haletante mêlant personnages mystérieux destinés à prendre de l’ampleur dans À la croisée des mondes (les gitans, les sorcières, Coulter, Asriel, etc.) ou, avec Malcolm, volonté de sortir de l’enfance tout en ne la perdant pas, ou encore mises en garde sociétales (« La Ligue de Saint Alexandre », où comment inciter les enfants à devenir d’immondes dénonciateurs et terroriser la société dans son ensemble). Le tout est mené de main de maître, certains détails annonciateurs ne devenant significatifs que cinquante ou cent pages après, ce qui est une pure incitation à relire le roman – tout comme on relit déjà À la croisée des mondes. Surtout, la seconde partie de La Belle Sauvage, qui raconte un véritable déluge inondant le Sud de « l’Anglia » (un monde parallèle, presque le nôtre, mais pas tout à fait) et l’équipée de Malcolm et Lyra, accompagnés d’Alice, la fille de cuisine de l’auberge. Pour ces quelque deux cents pages, Pullman déploie tout son talent, toute sa puissance narrative – au point de faire oublier au lecteur que jamais dans À la croisée des mondes il n’est question d’un déluge ayant inondé tout ou presque douze ans auparavant…
Cette seconde partie tient à la fois du récit initiatique, de la course-poursuite effroyable (un certain Bonneville les poursuit, lui dont le daemon est une hyène boiteuse – tout est dit), de l’histoire d’une amitié amoureuse naissante, de la résistance au CDC, d’un monde magique qui ressurgit à la faveur de ce déluge, du désir de vivre à toute force et nombre d’autres choses encore à lire et relire, à s’en imprégner. Quand bien même dans un monde parallèle où chaque humain est accompagné de son daemon, cette histoire de déluge voit vaciller la frontière ténue entre la normalité et le féerique, comme si ces deux univers n’en faisaient au fond qu’un. Une fée tente de s’approprier Lyra, un dieu d’un affluent du « Père Tamise » ouvre des écluses, une formule en latin assure au bébé la protection recherchée au College Jordan – ceci n’est en rien un résumé de cette seconde partie, mais un aperçu d’un complexe mais cohérent maelström narratif dans lequel entraîne Pullman avec ce « Déluge » qui semble, comme un autre, nettoyer la Terre pour préparer l’avènement d’une forme de rédemption – Lyra, un bébé dans La Belle Sauvage, devient quasi christique dans À la croisée des mondes.
Dans le second volume de La Trilogie de la Poussière, La Communauté des esprits, Lyra a désormais vingt ans, et le monde a changé, du moins sa perception, par la vertu de deux ouvrages, un roman et un essai, qui tous deux remettent en question la réalité et son sens symbolique, par deux biais opposés : Les Hyperchorasmiens de Gottfried Brande et Le Constant imposteur de Simon Talbot. Le premier se conclut sur une formule lapidaire, « Ce n’était rien d’autre que ce que c’était » ; le second « était très apprécié parmi les lettrés qui vantaient son style élégant et son espièglerie. Talbot était un sceptique radical pour qui la vérité et même la réalité s’apparentaient à des phénomènes du type arc-en-ciel, dénués de toute signification ultime. Par le pouvoir enchanteur de sa prose, tout ce qui était solide se liquéfiait et se dispersait comme le mercure qui s’échappe d’un thermomètre brisé ». Les deux sont, au service volontaire ou non du Magisterium, un empêchement à l’imaginaire, et causent une dissension entre Lyra, devenue « Parle-d’Or », et Pantalaimon, son daemon, qui en vient à la quitter.
C’est aussi pour elle l’occasion de découvrir qu’elle doit quitter Jordan College, où elle était entourée avec bienveillance, entre autres par Malcolm Polstead et Alice Lonsdale, ainsi que le Pr Relf, dont elle va découvrir le rôle essentiel dans sa vie, vingt ans auparavant. Mais les temps ont changé, et le nouveau Maître de Jordan College est inféodé au Magisterium. Lyra, assistée en sous-main par l’organisation « Oakley Street » (qui s’oppose au CDC), part pour une quête liée à nouveau à la Poussière, mais aussi une quête d’elle-même – puisqu’elle veut retrouver son daemon disparu, parti pour sa propre quête. L’aliéthomètre est toujours de la partie, mais Lyra ne sait plus le lire instinctivement – elle s’est éloignée de la « communauté des esprits », elle qui avait pourtant été allaitée par une fée, et ainsi parle Farder Coram (déjà rencontré dans À la croisée des mondes), un gitan de cette « communauté » : « La communauté des esprits… On n’entend plus beaucoup ces mots-là. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas un seul buisson, pas une seule fleur, pas une seule pierre qui ne possédait son propre esprit. Il fallait savoir se tenir devant eux, demander pardon, ou la permission, dire merci… Pour bien montrer qu’on savait qu’ils existaient, et qu’ils avaient le droit d’être reconnus et traités avec respect ». En face, il y a ceux, Brande et Talbot, et leurs émules, dont il faut se méfier, à en croire un autre gitan, Giorgio Brabandt : « Sur la terre ferme, tu rencontreras toutes sortes d’opinions. En t’entendant parler de la communauté des esprits, certains le prendront au pied de la lettre, ils croiront que toi aussi et ils penseront que tu es une idiote. D’autres ricaneront avec mépris, persuadés que c’est un ramassis de balivernes. Tous sont des imbéciles. Évite les gens qui prennent tout au premier degré et ignore les rieurs ».
Ce détour par l’histoire du roman en tant que tel est destiné à évoquer le sujet principal de La Communauté des esprits : dans un monde hyper-rationaliste, il est tentant d’oublier la part de magie dans l’existence, au point d’abandonner les daemons (dont Coulter voulait « interciser » les enfants dans Les Royaumes du Nord), tentant de regarder de travers des réfugiés (étonnante embardée du récit vers l’actualité), tentant de refuser les évidences symboliques pour se réfugier dans un discours scientiste rassurant parce qu’excluant l’imaginaire. C’est en quête de cette part rêveuse d’elle-même qu’au fond part Lyra, au fil d’un récit qui la voit passer des Fens (l’Écosse pour notre monde parallèle à nous) à Constantinople en passant par le Prague des alchimistes et leur science opposée à celle prônée par le Magisterium. Ce périple forme une grande histoire, peut-être moins destinée aux enfants que les autres (la jeune femme Lyra subit ainsi un assaut de bestialité dans un train qu’on déconseillera aux enfants – épisode un peu inutile, soit dit en passant, sauf à considérer que l’auteur voulait montrer que l’enfance peut être détruite à bien des égards), mais contenant suffisamment de sens symbolique et de tension vers la beauté, vers le désir de savoir sans se plier à la rationalité, en acceptant de vivre dans la « communauté des esprits », pour être appréciée par le même lectorat que À la croisée des mondes : celui qui se moque des étiquettes génériques pour se laisser prendre par une histoire aux multiples couches de sens, qui est avant tout, redisons-le encore une fois, un grand plaisir de lecture.
Et la Poussière, dans tout ça, elle a un rapport au Champ de Rusakov. Le reste la concernant est contenu dans les livres de Pullman, et l’on attend le troisième tome de La Trilogie de la Poussière pour en savoir plus – et savoir aussi ce qu’il advient de Lyra dans un univers où, contrairement à ce qu’écrit Brande, tout peut être autre chose que ce qu’il est. En ce sens, il est un peu le nôtre.
Didier Smal
Philip Pullman (1946) est un écrivain anglais surtout connu pour le cycle À la croisée des mondes. Il a aussi écrit des histoires de Sally Lockhart, petite sœur putative de Sherlock Holmes, mais aussi des romans plus « adultes » (Le Papillon tatoué).
- Vu : 1944