La trilogie babylonienne, Sébastien Doubinsky (par Léon-Marc Levy)
La trilogie babylonienne, Traduit de l’anglais par Sébastien Doubinsky. 209 p. 20 €
Ecrivain(s): Sébastien Doubinsky Edition: Joelle Losfeld
Que ce soit dit d’entrée – et ici écrit – Sébastien Doubinsky est un architecte et un styliste. Sa maîtrise de l’art romanesque en est époustouflante.
Architecte. Tout dans ce livre est bâti en passerelles, en arc-boutants, en galeries de ronde, en abymes, en correspondances. Un « narrateur », passablement déjanté, caché derrière des masques de couleurs, nous l’annonce d’ailleurs dans le premier volet du triptyque. Comme un guide qui nous indiquerait grosso modo le chemin dans les méandres, seuils et répliques de la narration. Dans une amusante adresse au lecteur :
« Ah vous êtes là… Déjà ?... On aurait dû me prévenir… Enfin, ne vous inquiétez pas, je vous en prie… Cette histoire finira par prendre tout son sens – Du moins, je l’espère. On n’est plus sûr de rien de nos jours. »
C’est dans ce premier voyage (« La naissance de la télévision selon le Bouddha) que l’art compositionnel de Doubinsky apparaît avec la plus éclatante évidence. On a affaire à quelque chose d’étrange et fascinant, de peu habituel dans le paysage littéraire. Une sorte de puzzle à scènes multiples, l’une en pleine guerre, l’autre dans l’antre d’un écrivain dépressif et alcoolique qui se bat avec (contre) sa machine à écrire et les maisons d’édition qui s’obstinent à refuser ses manuscrits, une autre encore mettant en scène un chien (un chien vraiment ??) métamorphique et fou. Un serial killer au passage (on le retrouvera dans le volet 2), une journaliste ambitieuse … elle aussi on la retrouvera. Jeu de pistes pour le lecteur, métaphore déjà de Babylone, cœur de l’absurdité du monde des hommes et dédale indéchiffrable.
On retrouve ainsi d’un volet à l’autre non seulement des personnages rencontrés avant mais aussi et surtout des thèmes évoqués sur d’autres tons, dans d’autres espaces. Avec en basse continue la noirceur, la violence, la douleur et la toile d’araignée qui capte et retient tout, êtres et destins, Babylone. La Ville. La malédiction. L’auteur travaille comme une épeire, tissant ses fils apparemment sans plan et aboutissant à une structure parfaite, évidente en fin de compte, quand on a pris le temps de comprendre. La toile de la critique sociale par exemple : Sébastien Doubinsky concentre dans sa Babylone tous les maux de nos sociétés : la corruption du pouvoir, les médias marchands de scoops, l’indifférence à la misère des faibles, la violence du haut en bas du socius (avec en point culminant dans le volet 3, le meurtre rendu légal sous contrat !).
Styliste. Après cet objet littéraire rare, Sébastien Doubinsky nous conduit dans une nouvelle plus classique, en tout cas dans la forme (« Taureau jaune »).
Mais quel voyage narratif ! Sur les pas de Ratner, flic désabusé, on suit un tueur en série dans Babylone. Un tueur de putes façon Jack L’Eventreur. Ratner est un personnage passionnant et, accompagné de Valentino, flic poète (mais oui) il fait un bien étonnant commissaire ! Cabossé par la vie, il l’est encore plus par la dérive morale du monde et de la Ville. La guerre – on apprend ainsi qu’il est un des personnages des scènes de guerre du volet 1 – l’a écoeuré des hommes :
« Il y avait alors la guerre, quelque part dans le sud-est de la Chine. Ils étaient intervenus pour « maintenir la paix », selon les termes officiels. Il n’avait jamais vu autant de cadavres de sa vie – mutilés, entassés, mélangés. Parfois on ne reconnaissait même plus les uniformes. »
Et la guerre continue dans la Ville. Sauvage, imprévisible. Ce deuxième volet de la trilogie s’ouvre sur une épigraphe de Don DeLillo. « Nothing changed, altered or varied » que Sébastien Doubinsky n’a pas traduite. On peut supposer que c’est parce qu’elle est intraduisible, en tout cas dans la finesse que lui confère la langue d’origine. Quelque chose comme rien n’a changé, n’a connu la moindre altération la moindre variation. Et rien en effet n’a bougé d’un iota. Drogue, prostitution, mensonges des politiques, meurtres, manipulation médiatique. La vie quoi. La vie, avec ceux qu’elle oublie. Ratner (Doubinsky ?) est sans illusion. Cette enquête sensationnelle sur le tueur en série, qui rameute les journaleux et fascine les gens, ne l’intéresse pas.
« Ratner se fichait éperdument de cette affaire »
Il sait que les vrais malheurs, ceux qui minent la société, sont ailleurs mais n’intéressent personne. Par exemple ces gamins qu’on a trouvés massacrés dans une rue.
« - Mais ces gamins-là, Jesse, ils sont rien. Zéro. On sait tous pourquoi ils sont morts – le drogue, l’argent, la pauvreté, tout ce que tu voudras… Ils sont sales, désespérés, humains … moches… il n’y a rien de distrayant là-dedans Jesse, pas un gramme de mystère, de rêve… Aucun potentiel imaginaire… Ils sont invendables, quoi. Ouais, c’est bien ça : invendables… »
Le troisième volet (« Les jardins de Babylone ») – proche de la nouvelle de SF – nous propose une plongée finale au cœur de Babylone. Avec une dérision réjouissante cette fois. Jugez-en :
« Bulldog, poète lui-même et grand amateur d’armes à feu, avait organisé un gang de tueuers à gagaes uniquement composé de jeunes écrivains qui, en paiement de leurs actions, avaient le privilège de voir leurs ouvres publiées dans une des prestigieuses collections des Nouvelles Editions babyloniennes »
Peut-on se demander combien envisageraient vraiment la question, semble nous dire en souriant l’auteur.
L’écho porté des volets précédents est assourdissant : Le meurtre légal n’est pas une hypothèse de science (ou de politique) fiction. Il existe depuis la nuit des temps et ça s’appelle la guerre. Ainsi l’hypothèse de l’assassinat rendu légal sous contrat qu’on trouve dans cette dernière nouvelle n’est-elle que l’extension du domaine de la guerre !
Exercice de style et de composition, leçon de maîtrise romanesque, critique sociale désabusée et pertinente, nouvelles captivantes et rares, « la trilogie babylonienne » est tout cela à la fois. Sébastien Doubinsky nous invite à cette traversée littéraire de sa Babylone et on marche sans hésiter derrière lui, parce que c’est un sacré écrivain qui est à l’œuvre !
Leon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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