La tête de l’anglaise, Pierre d’Ovidio
La tête de l’anglaise, septembre 2016, 232 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Pierre d’Ovidio Edition: Jigal
Dans une interview de 2013 donnée à BFMTV, le criminologue Laurent Montet expliquait que « les joggeuses ont un profil de victime que l’on considère comme désirable sexuellement ». Puis de comparer ces meurtres aux agressions de prostituées : « Dans les deux cas, nous avons des victimes féminines, isolées, et qui représentent une forme de désir sexuel. Mais la différence est que la joggeuse est en mouvement. Pour le tueur, cela suppose une traque, une chasse ».
Dans un petit village du centre de la France, la chasse on connaît. La chasse, la pêche, l’élevage des vaches laitières, la culture du maïs. Ça fait partie du quotidien du paysan, fils et petit-fils d’autres paysans qui ont remué avant lui cette terre, semé et récolté parce que l’avenir c’est de rentrer dans les bottes glaiseuses du père, se caler les fesses sur le tracteur et de continuer le même labeur sans se poser de questions.
Ce que le paysan connaît moins c’est la joggeuse, en l’occurrence dans ce trou du cul de nulle part, une anglaise soucieuse de garder la forme la soixantaine passée, venue avec son mari retaper une vieille ferme abandonnée, goûter aux charmes de la campagne française, se repaître de la bonne cuisine du terroir, tout bêtement profiter de la retraite.
L’anglaise, elle, ne connaît pas bien ses voisins. Parmi eux, un certain Joël. Le fair-play britannique l’incite à établir de bons rapports, l’inviter par exemple à prendre une tasse de thé. Offrir du thé à un bouseux ? Quelle idée saugrenue chez cette femme blonde, mince, qui ressemble à l’autre de papier, affichée sur le mur de la cuisine ! Celle qui sourit toujours à Joël et qu’il aime embrasser sur papier glacé.
France Radio bleu dans un flash d’info annonce la disparition d’une femme, d’origine étrangère, partie à pied rejoindre son mari dans une auberge de ce petit village du centre de la France. Pas de suspense. Dès le début du livre on connaît le coupable. Pierre d’Ovidio, en de courts chapitres se glisse progressivement dans les pensées de Joël et nous de le suivre, fascinés et horrifiés par ce que l’on découvre au fil des pages.
Dans la première partie du roman, écrite à la troisième personne, les scènes se succèdent dans un désordre savamment construit pour donner au lecteur les clés du psychisme de Joël, lui fournir les éléments biographiques qui pourraient expliquer un passage à l’acte des plus monstrueux. Le rôle du père, le Criant, une brute autoritaire, la soumission de la mère au tyran domestique, Josy, un prénom qu’elle qualifie de pute, le décès du frère jumeau Marc à l’âge de quatre ans, l’échec d’un mariage mal assorti, la perte d’un unique ami, le décès accidentel d’un neveu dont on tient Joël responsable. De quoi grandir et vivre de guingois. N’eût été le style sec, rugueux, ponctué de phrases elliptiques qui se moule dans l’oralité dépourvue de fioritures des gens de la terre, on aurait le sentiment de prendre connaissance du dossier de la défense d’un criminel. Ballottés entre empathie et rejet, l’avocat qui sommeille en nous monte à la barre. C’est bien connu : l’horreur des crimes perpétrés par un « monstre » fait écho à de graves souffrances subies pendant l’enfance. Magistrale démonstration littéraire de ce qu’une narration efficace d’un vécu sordide, d’une destinée vouée à l’échec peut influer sur la raison et le jugement de chacun.
Cette performance narratrice grimpe d’un cran dans la seconde partie du roman où l’on plonge directement dans les pensées, souvenirs de Joël et dans sa préparation à son procès. Le « Je » nous projette brutalement dans les méandres et dérèglements d’un cerveau perturbé qui réinvente inlassablement le moment du passage à l’acte. Les versions se contredisent, la raison se perd, la logique sombre, le déni triomphe. L’agression extérieure d’une population qui réclame un châtiment exemplaire, voire le rétablissement de la peine capitale, renforce le sentiment d’exclusion et la démence de Joël. Le vide qui l’habite ne peut disparaître qu’en se gavant d’une nourriture grasse, calorique, indigeste. Dans sa cellule, il interpelle sa juge et c’est la voix du regretté Michel Galabru, dans le film de Bertrand Tavernier, Le juge et l’assassin, que l’on entend prononcer « ma juge », « ma présidente ».
« Alors le corps de cette pauvre femme, je l’ai trouvé sur le bord de la route, nu et découpé. Déjà découpé, je te jure, ma présidente. Comme dans les magazines pour les enfants où l’on peut monter un château-fort déjà tout prêt, prédécoupé avec des pointillés bien tracés qu’il suffit de suivre. Et même un gosse de cinq ans peut y arriver. Alors un adulte qui est déjà sur le second versant de sa vie ! Penses-y, ma présidente ! Imagine-moi un instant » (p.133).
Quant au rebondissement final, il ébranle le château de cartes de certitudes que l’auteur n’a eu de cesse de fabriquer avec talent dans nos esprits. Alors, Joël, un psychopathe ou un mythomane ? La tentation est grande, hors le contexte, de faire un parallèle et de renifler l’influence d’un Bret Easton Ellis qui se serait fourvoyé chez les ploucs. La tête de l’anglaise est un très grand roman noir et Pierre d’Ovidio un manipulateur de lecteurs exceptionnel.
Catherine Dutigny/Elsa
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