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La Terre plate, Généalogie d’une idée fausse, Violaine Giacomotto-Charra, Sylvie Nony (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 09.01.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Essais

La Terre plate, Généalogie d’une idée fausse, Violaine Giacomotto-Charra, Sylvie Nony, Folio histoire, septembre 2023, 320 pages, 9,20 €

Edition: Folio (Gallimard)

La Terre plate, Généalogie d’une idée fausse, Violaine Giacomotto-Charra, Sylvie Nony (par Didier Smal)

L’idée est répandue et même fermement ancrée dans les croyances contemporaines : le Moyen Âge est une période obscurantiste, durant laquelle l’Église a systématiquement renié tout savoir scientifique antique, en particulier concernant la cosmographie et la géographie, et il a ainsi fallu Christophe Colomb et Galilée pour que la notion d’une Terre sphérique soit à nouveau acceptée voire connue. Cette idée, Giacomotto-Charra et Nony la battent en brèche et montrent sa généalogie, genèse et histoire, en un bref essai aussi bien documenté qu’organisé et clair, même pour le lecteur néophyte.

La première partie de La Terre plate propose un voyage, de l’Antiquité au début du XVIIe siècle, voyage au cours duquel le lecteur découvre une myriade d’auteurs et de textes auxquels les autrices font dire ce qu’ils disent exactement : oui, la Terre est une sphère. Les rares voix s’érigeant en faux (les célèbres Lactance et Cosmas, dont les tenants d’un Moyen Âge ignare feront leur beurre bien que ces deux auteurs soient intellectuellement minoritaires) sont bien sûr mentionnées, puisque l’honnêteté intellectuelle est ici de rigueur, mais surtout des nuances importantes sont apportées.

Ainsi, les Pères de l’Église, Augustin entre autres, sont avant tout réticents à admettre l’existence des Antipodiens pour des raisons théologiques, mais ils ne remettent pas en question la rotondité de la Terre, au fond héritiers en cela d’Aristote, Ptolémée ou Ératosthène.

Ensuite, les autrices, se basant sur un corpus large, montrent la prégnance de l’idée d’une Terre ronde, tant en Occident que dans le monde arabo-musulman, pour arriver à la conclusion suivante : « l’on peut affirmer sans trembler que les lettrés du XVe siècle ne doutaient pas de la sphéricité de la Terre et que cette connaissance était largement partagée dans les milieux des lisants-écrivants et un peu au-delà ». Cette affirmation est liée à la mise en évidence de divers phénomènes, les moindres n’étant pas le financement par des prélats d’ouvrages décrivant une Terre ronde et un fort contingent d’ouvrages en langue vulgaire publiés, tant manuscrits qu’incunables, qui démontrent donc la présence de cette idée parmi les « lisants-écrivants » – les autrices soulignant que nul n’est en mesure de connaître l’opinion du paysan et de l’artisan illettrés, qui croyaient peut-être en le témoignage direct de leurs yeux et donc en une Terre plate.

Là n’est pas la question, de toute façon, pour Giacomotto-Charra et Nony ; la question est de savoir pourquoi malgré le corpus, aussi vaste qu’accessible à tous, indiquant que non, le Moyen Âge ne croyait pas en une Terre plate, l’idée contraire s’est pourtant répandue parmi les lettrés et les intellectuels, à partir du XVIIe siècle pour devenir une évidence (considérée comme telle alors que non vérifiée puisque de multiples sources l’infirment) aujourd’hui – des manuels scolaires contemporains d’histoire, même s’ils en font pas état directement de la croyance en une Terre plate, laissant planer le doute, quand ce n’est pas un livre de français qui « propose de conjuguer au présent les verbes de ce fabuleux petit texte : [Galilée] (approfondir) ses recherches et prouve que la Terre est ronde ». La véritable question posée par les autrices est la suivante : comment le mythe de la Terre plate a-t-il pu émerger (si l’on ose dire) et, surtout, faire florès ? La réponse à cette question se trouve dans la seconde partie du présent essai, qui retrace la généalogie de « l’idée d’une croyance des hommes du Moyen Âge en une Terre plate ».

Cette généalogie montre que le mythe de la Terre plate, ou plutôt : de la croyance en celle-ci, a surtout été mis au service du discrédit de l’Église, la catholique, puisque les attaques viendront tant des protestants que des libres penseurs, qui aurait baigné voire noyé le Moyen Âge dans l’ignorance la plus crasse. Ce mouvement de discrédit débute avec un Rabelais moquant la scolastique (dont il est pourtant l’héritier), continue avec un Voltaire toujours au mieux de sa forme lorsqu’il s’agit de s’en prendre à « l’Infâme » et se poursuit avec Washington Irving et Alexandre Humboldt parmi d’autres. Parfois, ça se fait par la bande, en célébrant un Colomb courageux opposé à un « concile » niant supposément la sphéricité de la Terre (c’était un « conseil », détail que feint d’ignorer la mouvance progressiste), lui l’anti-intellectuel, lui qui appartiendrait à une supposément réduite tribu de « fils de serfs » (en fait « le fils d’un tisserand assez aisé pour l’envoyer à l’université ») ; d’autres fois en se servant d’un Lactance ou d’un Cosmas – alors que les écrits de ce dernier, grecs, étaient inaccessibles au Moyen Âge latinisant, voire en déformant et interprétant les propos de tel ou tel Père de l’Église. Sans parler d’un déplacement du débat menant à une grave confusion : le problème de Copernic et Galilée, la raison pour laquelle l’Église s’est insurgée contre leurs (hypo)thèses, ce n’est pas la rotondité terrestre, mais le déplacement de la sphère terrestre du centre de la Création à sa périphérie ou presque – hérésie théologique majeure impossible à tolérer. Bref, c’est la malhonnêteté intellectuelle qui s’est penchée sur le berceau de ce mythe, lui promettant une longue et belle existence – à laquelle les autrices de La Terre plate tentent de mettre fin en s’appuyant sur une documentation irréfutable et à laquelle les tenants de ce mythe ont aussi accès.

À la fois belle démonstration de la pérennité de l’idée d’une Terre sphérique, même là où la doxa moderne l’en aurait exclue, l’Église, et attaque en règle « d’une idée fausse », La Terre plate a parfois une tonalité un rien ironique (on sent les autrices énervées à certains égards) qui ne gâche en rien le plaisir de la lecture. Ce plaisir est aussi servi par un style limpide, quasi pédagogique dans sa volonté d’être lisible par tous – preuve en est du rejet en fin de volume d’un appendice appréciable seulement des esprits curieux de mathématiques et/ou d’histoire des sciences d’un « Exposé d’Ératosthène par Clèomède ».

 

Didier Smal

 

Violaine Giacomotto-Charra est professeure de littérature de la Renaissance de l’université Bordeaux Montaigne ; elle est spécialiste de la circulation des savoirs de la nature au XVIe siècle.

Sylvie Nony est professeure de sciences physiques et chercheuse associée à l’UMR 7219 SPHere ; elle est spécialiste de la physique arabe médiévale.



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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.