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La Terre invisible, Hubert Mingarelli (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 27.08.19 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman, Buchet-Chastel

La Terre invisible, août 2019, 182 pages, 15 €

Ecrivain(s): Hubert Mingarelli Edition: Buchet-Chastel

La Terre invisible, Hubert Mingarelli (par Léon-Marc Levy)

 

Que dire après avoir vu ce qu’ont vu les libérateurs des camps d’extermination ? Que dire après avoir vu l’indicible ? Le narrateur de ce roman – le seul personnage à n’avoir pas même de nom – se pose la seule question possible : avons-nous vraiment vu ce que nous avons vu ?

Que dire ?

« Soudain je me penchai vers Collins et lui dis dans un demi-sommeil et sans vraiment réfléchir :

Collins, qu’est-ce que nous avons vu là-bas ? »

L’entrée dans le Camp a tous les traits d’un cauchemar debout, enfoui dans un silence effroyable. L’écriture même de Mingarelli ne trouve plus son souffle dans une interminable phrase.

« J’étais aux côtés de Collins lorsque nous pénétrâmes dans le camp. Me voyant hésiter et ne plus rien faire de mon appareil, il me demanda des yeux pourquoi tandis que ses hommes s’avançaient entre les cadavres gris et parfois se signaient et se regardaient entre eux et cherchaient du regard Collins sans penser encore à enfiler un foulard contre l’odeur mais s’accroupissaient silencieux devant les mourants gris et nus et ils demeuraient là accroupis immobiles dans la lumière du soir et leurs lèvres ne bougeaient pas non plus et ils continuaient à chercher du regard Collins, leur colonel, qui ne trouvait pas un mot à leur dire n’en trouvant pas pour lui-même et soudain quelqu’un lança au-dessus du camp une fusée éclairante qui retomba en éclairant d’une même lumière rouge les morts et les vivants et personne à ce moment-là ne pensait que celui qui l’avait tirée avait perdu la tête, mais bien lancé volontairement une clameur rouge vers le ciel ou une prière et lorsqu’elle s’éteignit il y eut un silence encore plus profond ».

Et le cauchemar s’installe dans les gestes et dans les rêves nocturnes. « Je m’endormis et rêvai aux bâches avec lesquelles nous avions recouvert les morts, cette nuit-là, et dans mon rêve elles se soulevaient et nous pensions que c’était le vent et nous avions beau planter les piquets elles se soulevaient encore. Nous les retenions avec nos mains mais une force plus grande continuait de les soulever et chacun au fond de lui savait que c’étaient les morts qui poussaient avec leurs jambes grises ».

Qu’avons-nous vu ? Que pouvons-nous en dire ? Rien, nous répond Mingarelli. Le silence, l’errance hébétée. Photographe de guerre, le narrateur part les jours suivants, accompagné d’un soldat-chauffeur, à travers l’Allemagne occupée. On est en 1945. Il s’est donné une mission : photographier des gens devant leur maison. Pas des gens connus, surtout pas, des manants, des gens modestes, le tout-venant du peuple. Du peuple allemand. Et c’est là la focale de ce roman. A défaut de mots – impossibles – le narrateur va chercher des images et va les graver sur des photos. Il veut Voir et garder le souvenir de personnes anodines issues de ce peuple allemand, de ce peuple qui a pu produire ce qu’il a vu et ne peut pas dire.

Récit halluciné, comme l’itinéraire emprunté, qui n’est pas en fait un itinéraire mais une dérive erratique. Les deux personnages avancent dans leur « mission » sans trop savoir ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Mingarelli ne livre que très peu de réflexions intérieures ou entre le photographe et son chauffeur. Il accorde une confiance totale au lecteur pour donner du sens à cette épopée ahurie. Et c’est là la magie de ce livre : l’absence de sens expliqué et pourtant l’évidence qui s’affiche au lecteur.

Un autre témoin de la Libération des camps a connu la même hébétude et n’a pu la dire qu’en images (il lui faudra vingt ans pour pouvoir commencer à en parler dans des entretiens). C’est le cinéaste Samuel Fuller qui, avec sa division « The Big Red One » est entré le premier à Falkenau et y a découvert les fours crématoires et les morts-vivants qui respiraient encore. Ce furent les premiers témoignages sur l’horreur de la Shoah : des images, pas des mots. L’esprit humain est ainsi fait, il voit d’abord, il parle après. Hubert Mingarelli illustre ce fait par ce conte presque muet – les échanges entre les deux personnages sont d’une parfaite banalité, ce qu’on mange, la direction où l’on va, quelle photo on prendra. Et l’interrogation en fond d’écran : ces gens-là ? Comment est-ce possible ?

Des vieux, des moins vieux, des femmes, des hommes, des enfants. D’une banalité absolue. Des humains. Des humains ? La question sourd à travers ces pages : ces gens ne sont pas des monstres à trois têtes, des fous furieux, des personnages dangereux. Des gens, normaux, et pourtant…

Ce roman est bouleversant de non-dit, de suggéré, bouleversant de discrétion, de silence. La douleur crie encore plus fort dans ce silence suffocant.

Une œuvre forte.

 

VL4 (Haute valeur littéraire)

 

Léon-Marc Levy

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A propos de l'écrivain

Hubert Mingarelli

 

Hubert Mingarelli, né le 14 janvier 1956 à Mont-Saint-Martin en Lorraine, est un écrivain et scénariste français.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /