La tentation du vide, Christos Chryssopoulos
Ecrivain(s): Christos Chryssopoulos Edition: Actes Sud
Le titre français de cet ancien livre du grec Christos Chryssopoulos, l’un de ses premiers, nous dit un peu plus que ne le fait le titre original, Shunyata, en nous soufflant un peu de l’énigme de ce mot pour le lecteur qui ne connaîtrait ni le bouddhisme ni le sanskrit.
Cela commence dans une bourgade perdue quelque part aux Etats-Unis, sur la côte ouest, celle du Pacifique. Wiliamstown. En 1951, à la veille du printemps, il ne se passe pas grand-chose dans cette ville si tranquille, héritière de pionniers somme toute ordinaire, et où les événements historiques les plus importants ne sont que des faits divers locaux. Une petite ville où le rêve américain est bien présent, nourri par la croissance de l’époque et la croyance en un progrès infini à venir, déjà en route. Mais voilà qu’au premier jour du printemps de cette année, la plus curieuse des épidémies frappe la ville : dans la nuit quatorze adolescents se sont donné la mort dans le secret de leurs chambres. Quatorze décès qui touchent onze familles. Pourquoi ? Quel mystère, quel divin châtiment peuvent-ils expliquer cette inconcevable coïncidence ?
« Tous les habitants étaient perdus, ce matin-là. Fous, hors d’eux. Et comme des cris déchirants se faisaient entendre de toute part, ils s’imaginèrent qu’un cataclysme était survenu, quelque chose d’indéchiffrable, une menace. Qui tuait leurs enfants ? »
Une explication est-elle seulement possible ? Quelle hypothèse faire et quelle enquête mener face à cette si improbable réalité ? Trouvera-t-on trace de quelque-chose dans la biographie de l’une des jeunes victimes, Betty Carter, 19 ans moins un mois au moment des faits ? La chronologie détaillée et incertaine de la vie d’Antonios Pearl, qui a croisé Betty Carter et peut-être d’autres de ces adolescents partis en cette première nuit de printemps, pourrait-elle mettre à jour la logique cachée qui lierait les quatorze disparitions ? Faudra-t-il examiner et confronter quelques photos retrouvées dans un album appartenant à Antonios Pearl, découvert neuf années après les faits, pour débusquer un début d’indice ? Il y a aussi cette longue lettre qu’Antonios Pearl a adressée à Betty… Une lettre où il la nomme énigmatiquement et affectueusement Shunyata…
Au bout de ce récit, il ne peut y avoir autre chose que des points de suspension, comme au bout de toute écriture et de toute lecture, sans doute. Points de suspension qui suspendent phrase, récit et pensée… pour faire place au silence.
Lecteurs rationnels, nous ne pouvons nous empêcher de chercher à comprendre, ou plutôt tenter de trouver une explication, quelle qu’elle fût. Le lieu est imaginaire. La date ne renvoie à rien de particulier si ce n’est une équinoxe de printemps, ce point d’équilibre entre le jour et la nuit. Nous sommes peut-être tentés de déchiffrer une supposée parabole ou allégorie à interpréter, à déchiffrer. Peut-être y en a-t-il une. Mais si cachée, si improbable, que c’est comme si elle n’était pas. Lecteur perdu et improbable commentateur, nous cherchons une clé… Et finissons, perplexe, par accepter que la clé de ce récit, c’est peut-être bien qu’il n’a pas de clé, à l’image du monde qui nous entoure, de la vie que nous vivons. Nous pensions lier un polar ou quelque chose de ce genre, mais l’énigme policière est devenue énigme métaphysique. Même pas énigme après tout. Juste une série de fragments d’une réalité illusoire, d’une illusion réelle… Peut-être. La tentation du vide et du doute silencieux est là. Irréductible.
Si lire c’est chercher à lier les mots et les histoires, entre eux, entre elles et à nous-mêmes, cette Tentation du vide nous entraîne irrésistiblement dans une singulière expérience. Peut-être qu’au bout du conte (sic !), l’écriture et la lecture sont-elles les véritables protagonistes du récit… Un livre qui n’est pas seulement le récit d’une énigme : il nous confronte à cette énigme et en devient lui-même une énigme…
Marc Ossorguine
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