La Tannerie, Celia Levi (par Philippe Chauché)
La Tannerie, Celia Levi, août 2020, 377 pages, 21,90 €
Edition: Tristram
« Elle se posta près de la billetterie. La roulotte était bariolée, comme le décor du matin elle était faite de planches, jaunes et vertes, couvertes de mots dans toutes les langues. “Humanisme” en français, “tolerance” en anglais, “democracia” cela devait être de l’italien ou de l’espagnol, il y avait des caractères chinois, japonais, des mots en arabe, en russe, inscrits au pochoir ».
Celia Levi n’écrit pas au pochoir, mais dans une belle langue classique, où les mots sont pesés comme les orpailleurs le font de la poussière d’or. Une langue française qui recèle plus de surprises et de ravissements que les bavardages des personnages qu’elle met en musique. Et quelle admirable musique ! La Tannerie est un centre culturel de Pantin, où travaille Jeanne, une usine qui a perdu ses raisons, ses ouvriers, ses machines et s’est transformée en un lieu culturel branché, ouvert sur le monde, une ruche où s’agitent de jeunes gens modernes et inventifs. Jeanne y accompagne le public, des jeunes en insertion, y croise des migrants qui campent à deux pas de l’usine culturelle, des danseurs, des créateurs de formes (un ours, une tour Effel en sucre), et les autres employés provisoires, rêvant tous d’un contrat pérenne à la Tannerie, colportant des rumeurs, et jouant à se séduire, comme dans une fiction cinématographique d’Éric Rohmer.
Les jeunes employés (pour beaucoup des femmes) de la Tannerie ressemblent aux personnages inventés par le metteur en scène, ils bavardent, se nourrissent de citations et de références plus vaines, les unes que les autres, se mobilisent pour les migrants. Le décor de ces bouffonneries modernes : un nouveau lieu culturel, mais peu cultivé, attentif à ce qui se passe dans la société – des migrants et un rêve écologiste –, un espace modulable et moderne, glacé et glaçant. Celia Levi s’est armée pour écrire cet éblouissant roman, d’une plume aiguisée telle une épée de Tolède. Ses assauts sont vifs et sûrs, et elle ne manque jamais ses cibles, ces attachés culturels, ces artistes contemporains, ces petits cadres qui se rêvent grands seigneurs, tout un monde d’une culture qui coqueline, à l’image d’un coq sur un tas de fumier. Mais la colère gronde à La Tannerie, en écho aux manifestations contre la Loi Travail et à Nuit debout – les frissons d’un grand soir frisquet –, ces rassemblements où se glisse Jeanne, toute aussi perdue que dans son centre culturel, à la recherche d’un peu d’apaisement, de frissons, de danses et de chansons, de rencontres et de beaucoup d’amour avec Julien, qui comme dans les films de Rohmer, volette et papillonne, et finalement, ne fait que passer dans sa vie.
« Le grand jour arriva, Jeanne s’était préparée, elle avait une jolie robe en laine à col montant vert céladon, qui soulignait sa silhouette, ses yeux verts. Elle s’était acheté des petites bottines plates en daim. Elle s’y rendit comme à un bal, le cœur battant, l’excitation au ventre ».
Celia Levi a du style, à la manière d’un escrimeur, elle se place, avance, esquive, attaque et touche sa cible, avec une grande et belle élégance. La Tannerie est une critique affûtée de ce petit monde culturel, de ses dérives, de ses enfantillages, de ses chichiteuses attractions, mais aussi de l’assommoirsocial qui frappe ses salariés précaires. Celia Levi ne hausse jamais son ton littéraire, son roman n’est jamais affecté, il n’a rien d’un pamphlet, ici point de posture politique, mais un art précis de la narration, des descriptions, de la mise en situation, comme on dirait de la mise en scène, une belle manière de composer son roman, dans une langue sans graisse, musclée et vibrante. Elle a dû beaucoup lire, pour savoir aussi bien écrire. Ses personnages ont tous leurs bonnes raisons de participer à cette mascarade culturelle, de trahir, de mentir, mais aussi de douter et d’aimer. Celia Levi est une romancière altière, fidèle à l’art français de la langue, et du récit romanesque. Elle a plusieurs alliés, la précision de sa langue, la fluidité de ses phrases, et la composition de son roman (son beau souci). La Tannerie est un roman ancré dans notre siècle, un siècle turbulent, factice, poseur, tricheur, farceur, où tout est culturel, et où la culture se dérobe, pour heureusement se réfugier dans certains romans. Celia Levi dresse un portrait juste et vif de ce petit monde culturel sans âme et sans corps, un roman façonné, orné, gracieux, un roman saisi par les turbulences sociales, qui virevoltent, comme virevolte Jeanne l’amoureuse perdue et éperdue, et comme virevolte sa plume d’ange.
Philippe Chauché
Celia Levi a publié trois romans aux éditions Tristram avant La Tannerie : Les Insoumises, Intermittences, et Dix yuans un kilo de concombres.
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