La substance du rêve, Poèmes en prose (1912-1930), José Antonio Ramos Sucre (par Didier Ayres)
La substance du rêve, Poèmes en prose (1912-1930), José Antonio Ramos Sucre, PUL, octobre 2020, trad. espagnol, Philippe Dessommes, Michel Dubuis, François Géal, 200 pages, 15 €
Le poème continu
C’est une impression ambivalente que j’éprouve pour ces belles traductions dues à Philippe Dessommes, Michel Dubuis, François Géal, du poète vénézuélien José Antonio Ramos Sucre. Je découvre cette poésie où il faut que je trace à grands traits mon parcours de lecteur dans l’œuvre de ce poète que je placerais comme une sorte de lien entre décadentisme et surréalisme, faisant le pont. Et comme l’auteur est très peu diffusé, il m’incombe de m’aventurer hardiment dans ce massif textuel, en quelque sorte, inexploré. De là, ce sentiment indéfini et ambigu en écrivant quelques lignes ici, sachant les marges d’erreur possibles.
Poète donc qui se situe pour moi entre Huysmans et Péret, comme Senancour faisant le lien entre Voltaire et disons le Romantisme. Du reste, cette lecture, même sujette à l’idée de passage d’une école vers l’autre, est d’une remarquable continuité. De plus, le titre La substance du rêve me paraît une indication de premier ordre.
Car il s’agit du « rêve » pour l’aspect complexe et débridé de ces récits-poèmes, suite d’historiettes qui côtoieraient sans difficulté les très étranges Meidosems de Michaux, rêves insolites et angoissants, petits cauchemars intimes. De plus, comme « substance », cela aborde la physiologie personnelle du poète, une écume qui lustre son style, incarnation et désincarnation d’un imaginaire impétueux.
Ces quelques noms et idées que j’évoque, approximatifs évidemment, permettent à un lecteur français de 2020 de parcourir une littérature homogène, mais qui ne cesse de chercher une issue, sorte de poésie de passage réitéré, continuant ainsi et rejoignant le grand Tout de la poésie en général : mythes, auteurs du passé comme une condensation, suivant ou se détournant de l’histoire, des histoires grecques ou romaines, sud-américaines… venant jusqu’à nous. Et je pense d’ailleurs à des poètes très contemporains et aventureux eux aussi à quoi pourrait se rapporter l’utilisation des adjectifs par exemple. Or, j’ai vu très largement un poète des mythes. Mythes, du reste, pris au sens strict : cosmogonies et eschatologies – sans doute quand même de nature chrétienne.
Je répète que de cette lecture de près de 200 poèmes (je n’ai pas fait le décompte précis), il subsiste une émotion dense, une avancée progressive dans une expression se redisant dans le cadre de tous petits récits, éclatés, divers, au milieu desquels surgissent une voix, un ton, une ambiance, un rythme, une scansion régulière capable de contenir la fin du XIXème jusqu’au début du XXIème siècle.
Il y a sans doute un peu d’un Zarathoustra qui se poursuivrait bizarrement dans L’Amour aux temps du choléra de Garcia-Marquez, montrant l’originalité de cette écriture très neuve en quelque sorte. C’est dire l’empan que constitue cette œuvre. Et par l’aspect très reconnaissable de sa substance, le témoignage du tout dernier poème est éloquent. On y retrouve le mythe qui se bat pour se détacher de la banalité, figurant des prophéties peut-être, monde gagné par un état supérieur de la langue écrite, agrandie en un sens, dilatée par sa propre vision, sa force propre.
RÉSIDU
J’ai incliné mon front sur le désert des révélations et de l’épouvante, où ne se risque pas l’impartiale rosée de la parabole.
J’ai parcouru une cité illustre et les vierges refermaient leurs croisées aux accents de mon luth funèbre.
Une forme chaste d’origine céleste déposait sur mes cheveux son baiser glacial. À la faveur de mon sommeil de proscrit, elle s’approchait jusqu’à mon lit de pierre, fosse de Job et abîme de douleurs de Leopardi. Ses pieds embaumant l’oranger en auront-ils souffert ?
Un arbre, émissaire de l’orage, fouette l’horizon de sa ramure dénudée tout au long de cette morne journée. Ma voix t’a détournée de mon chemin escarpé, oiseau de la tempête, zénith de la coupole céleste.
Genève, mars 1930
Didier Ayres
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