La Sirène d’Isé, Hubert Haddad (par Fawaz Hussain)
La Sirène d’Isé, Hubert Haddad, Zulma, janvier 2021,176 pages, 17,50 €
Dès le début, le lecteur est prévenu : il a entre les mains « une histoire véridique et pourtant fabuleuse ». Les événements se déroulent à Umwelt, une petite ville portuaire « face à la respiration cosmique de l’océan » et où le temps n’est « qu’un bloc de ténèbres sillonné d’éclairs ». Ce nom d’Umwelt, quoique ne figurant sur aucune carte, occupe pourtant une place capitale dans l’œuvre du biologiste et philosophe germano-balte Jakob von Uexküll. L’Umwelt désigne le milieu, l’environnement sensoriel propre à une espèce ou à un individu, c’est notre « véritable vision du monde ». Le nom des personnages comme Riwald, Sigrid, Willumsen, Martellhus laisse penser qu’on évolue dans la sphère germano-scandinave : Göteborg, ville portuaire de Suède est mentionnée à différente reprises sur la fin du roman, et la parenté est flagrante avec les contes du Norvégien Ibsen. La Sirène d’Isé se prête aisément à diverses interprétations et à plusieurs lectures.
Une fois le décor planté dans un flou voulu, le récit débute avec l’arrivée de Leeloo à la clinique des Descenderies, bâtisse perchée sur la plus haute falaise. Cet établissement, édifié à la fin du xixe siècle pour soigner les poitrinaires, changea de destination quand fut découverte la pénicilline pour devenir maison de repos. À sa tête se trouve Riwald, un clinicien que ses penchants scientifiques amènent à expliquer les choses par l’hystérie, dont il est un spécialiste reconnu. Puissant, il inspire une « terreur respectueuse » à ses pairs comme à ses subordonnés. Il est plus que probablement au courant des travaux de Jakob von Uexküll sur l’Umwelt, de sorte que le domaine lui sert de laboratoire sur le comportement humain. Avec les années, le docteur aux épaisses lunettes d’écaille a hissé au rang de pratique thérapeutique ce qui n’était au départ qu’une méthode de traitement fondée sur l’état de choc psychologique. Il utilise les dédales de sa forteresse arbustive et impénétrable comme un dispositif privilégié d’analyses de comportement, voire de thérapies. La clinique est une source intarissable d’affabulations et de clabaudages, la police frappe souvent à la porte, mais les enquêtes criminelles ne vont jamais très loin malgré les nombreuses disparitions.
Leeloo, l’« incompréhensible étrangère » échoue à la clinique comme une sirène sur une plage de sable mouillé. Fasciné par la jeune personne simplette dotée d’une beauté folle et d’une présence charnelle insensée, le clinicien, maître absolu des lieux, au mépris du règlement, décide de la garder sous sa protection. Au bout d’un an, Leeloo donne naissance à Malgorne, l’enfant du silence et protagoniste du roman. Durant les trois ans qu’elle passe dans le domaine, elle reste absente aux autres, indifférente à toutes les tentatives d’apprivoisement. Seule à comprendre qu’il ne faut pas ingurgiter le philtre qu’on distribue le soir aux résidents, elle se promène en chemise dans le labyrinthe dont elle connaît désormais les moindres recoins et les issues. Puis, une nuit de septembre, le chant de l’océan au bas des falaises devient plus persistant, irrésistible même. « La guérison est une consolation qui ne déjoue pas la mort », et l’étrangère part comme elle est arrivée, cédant au chant de l’immortalité. On ne retrouvera pas son corps.
L’enfant de Leeloo grandit dans le domaine des Descenderies. Il a seize ans quand un mandataire de justice procède au démantèlement de la structure hospitalière. Ce n’est pas à cause des pratiques douteuses du médecin, mais de l’érosion du littoral, phénomène aggravé par le réchauffement climatique. Chaque année, après le dégel, il arrive à la falaise de reculer d’un pas d’homme. Les résidents sont dispersés dans d’autres centres, mais Malgorne reste sur place, aussi bien que Martellhus, l’homme-machine qui garde l’entrée du domaine. Le fils de Leeloo remplace Willumsen et devient le jardinier attitré du labyrinthe, l’œuvre magistrale du docteur Riward, – son géniteur ? nul n’en sait rien.
Dans La Sirène d’Isé, tout le monde est au seuil de troubles psychologiques. Sourd à la naissance, Malgorne sonde son milieu. « On avait dérobé à ses oreilles ce qu’ils appellent le bruit, l’onde biscornue de tout ce qui s’agite. » Il passe le plus clair de ses journées à chercher une issue à ce silence, mais c’est en vain, sa surdité génétique est liée à une malformation incurable. Son lourd handicap ne l’empêche pas de voir la foudre et d’avoir le souffle coupé en apercevant une jeune fille à bicyclette sur la route, de l’autre côté de la grille de clôture. « Elle portait une robe incandescente serrée à la taille, flamme vive où le vent jouait, dénudant ses jambes jusqu’aux cuisses. Un bandeau serrait sa chevelure noire, qu’il imagina lourde et ample comme le sommeil, le haut sommeil rompu par un éclat de foudre. »
Il s’agit de Peirdre, la locataire de l’ancien sémaphore sur l’île de l’Estrande en face du domaine des Descenderies. Elle est la fille d’Owen, le capitaine de l’Oceanic Captain One, un pétrolier chargé d’un sang noir et labourant les flots entre le delta du Niger et Göteborg. Hantée par le souvenir de son frère et de son amie d’enfance emportés tous deux par l’océan, l’adolescente sonde son univers fait de vent, de bruit de vagues et surtout de solitude. Elle sait que le fils de Leeloo est amoureux d’elle depuis qu’elle est passée devant le domaine des Descenderies. Bien que les deux jeunes partagent le même environnement, le même Umwelt, ils ont néanmoins l’expérience de différents mondes propres. Malgorne et Pierdre « s’enlacent » à la frontière de la vie et de la mort, dans les flots de l’océan, à « des distances considérables » et sans vraiment se connaître.
Dans cette scène d’apothéose, une sirène sans connaissance échoue sur le sable mouillé. « La perfection de sa physionomie – depuis la longue chevelure torsadée découvrant un visage séraphique couleur de bronze jusqu’aux admirables lignes des épaules où s’attachent des seins fuselés de jeune fille, du ventre au doux modelé et du vertige de la cambrure – explique assez l’intense stupeur qui pétrifie les ramasseurs de crustacés ». Il s’agit de Thoé, une Nigériane incarnant la tragédie des passagers clandestins qui se cherchent une vie meilleure loin de leur environnement devenu très hostile. Sur la grève, Malgorne récupère son souffle en même temps que la sirène noire reprend ses esprits. « Les hasards sont des étincelles qui allument ou non les pyrotechnies du destin », et cela pourrait être le début d’une délivrance, d’une nouvelle « histoire véridique et pourtant fabuleuse ».
Comme son narrateur, l’auteur se pose une question qui rappelle davantage un émerveillement, une exclamation, un acquiescement : « Et si la vie n’était qu’une dispersion illusoire de mésaventures et d’incidents sans suite, si en fait tout ce qui nous arrive racontait une histoire inscrite dans les étoiles et le sable des mers ? » Dans ce court roman magnétique, envoûtant et lumineux, Hubert Haddad nous emporte dans la magie d’un nouveau jardin sur notre terre. Si ses phrases sont d’une insondable poésie, c’est que le monde l’était aussi avant que l’écart se creuse entre sa beauté et l’usage qu’en font les hommes.
Grâce à son trio Malgorne, Peirdre et Thoé, Hubert Haddad restitue le Bon, le Vrai et le Beau qui manquent atrocement à Umwelt, et à tout l’univers.
Fawaz Hussain
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