La septième fonction du langage, Laurent Binet
La septième fonction du langage, Qui a tué Roland Barthes ?, août 2015, 495 pages, 22 €
Ecrivain(s): Laurent Binet Edition: Grasset
On a beaucoup parlé, on parle toujours beaucoup, et on parlera longtemps de ce deuxième roman de Laurent Binet.
Parmi les critiques en vogue qui se sont exprimés, il y en a eu qui ont affirmé, parfois avec une étrange emphase, l’ennui qu’ils auraient ressenti à la lecture de ce livre. Ceux-là sont des cuistres, des ignares, des béotiens, évidemment incapables d’apprécier l’ouvrage, qui croient pouvoir dissimuler leur inculture en dénigrant ce qu’ils ne peuvent comprendre, à la manière de tel personnage politique s’exclamant à propos de La Princesse de Clèves qu’il n’y a pas de texte plus ennuyeux…
Car ce roman est le chef d’œuvre de l’année, c’est une évidence.
Mais c’est un chef d’œuvre qui se mérite.
Plusieurs trames narratives s’y superposent, plusieurs intrigues s’y intriquent.
Première trame : l’auteur prend prétexte d’un fait divers célèbre : Roland Barthes, fauché par la camionnette d’une entreprise de blanchisserie alors qu’il se rend au Collège de France le 25 février 1980, meurt des suites de ses blessures le 26 mars à la Salpêtrière.
Binet imagine qu’il ne s’agit pas d’un accident.
Barthes aurait été détenteur d’un document donnant la clé d’accès à une mystérieuse « septième fonction du langage » que Roman Jakobson, « inventeur » des six premières, aurait volontairement occultée, et qui aurait été « redécouverte » par John Austin (Quand dire c’est faire) puis par John Searle (Les actes de langage). L’homme qui se l’approprierait posséderait sur les foules un pouvoir illocutoire sans limite. Un an avant l’élection présidentielle qui deviendra un moment marquant de l’Histoire de France, mettre la main sur cette formidable arme linguistique ne peut qu’intéresser les giscardiens, les mitterrandistes et les diverses factions politiques qui se réclament, en pleine guerre froide, de tous les mouvements libéro-capitalistes d’un côté et socialo-communistes nationaux et internationaux de l’autre.
Ce fil narratif primitif à suspense est celui d’un roman policier.
L’inspecteur Bayard (sans peur et sans reproche ?) mène l’enquête.
D’entrée de jeu, Bayard décide de fureter dans ces milieux autant illustres pour les uns que ténébreux pour les autres. Il assiste par hasard et par curiosité à un cours donné à l’UFR de Culture et communication de Vincennes par un jeune professeur de sémiologie, Simon Herzog, dont il fait immédiatement son assistant, son guide dans les méandres de ces milieux bourgeoisement gauchistes et, pour quelqu’un comme lui, obscurément constellés d’esprits brillants.
Bayard demande : « Quelle est la nature exacte de ce document, monsieur le Président ? »
Giscard se penche en avant et, les deux poings sur son bureau, prononce d’un air grave : « C’est un document vital qui met en jeu la sécurité nationale […]. Vous devrez agir en toute discrétion. Mais vous aurez carte blanche ».
Deuxième trame : Bayard se retrouve brutalement confronté à ce monde, qui le déconcerte, des universitaires, des intellectuels de gauche et de droite, des philosophes et pseudo-philosophes à la mode de chez nous. Binet s’amuse, Binet se lâche, Binet se fâche, Binet feint et feinte, Binet assure effrontément, Binet n’exclut point, Binet se paie la binette de ces vedettes semi-mondaines de l’actualité politico-littéraire effervescente du début des années quatre-vingt, dans le vent annonciateur de ce qui sera l’éphémère révolution de la victoire de Mitterrand.
Il fallait oser : Binet fait de ces personnalités des personnages de roman et met en scène, en mêlant avec art leur image publique, ce qu’on sait de leurs idées et de leur caractère et ce qu’il imagine de leur vie privée dans ses moindres détails, des plus anodins aux plus intimes, des plus amusants aux plus triviaux.
C’est caricatural, c’est souvent cocasse, c’est parfois pathétique, c’est ici et là délicieusement méchant, c’est savoureusement langue de pute, c’est globalement une salutaire entreprise de démythification.
Ainsi sont rapportés, entre autres, en des lignes narratives qui s’entrecroisent :
– un déjeuner réunissant Mitterrand et Barthes avant « l’accident »
– la vie de couple de Julia Kristeva et Philippe Sollers dans l’intimité, et les rôles publics qu’ils se partagent de façon complémentaire
– les délires morbides d’Althusser avant et pendant qu’il assassine sa femme Hélène, son internement, ses célèbres Lettres à Hélène en lesquelles il tente, sans y parvenir, de savoir pourquoi il l’a étranglée
– des fragments amoureux de la liaison de Michel Foucault avec un certain Slimane
– la participation à l’enquête d’un certain Hamed qui aurait été le petit ami de Barthes
– la rivalité Derrida Deleuze
« Foucault fait une crise de panique dans les couloirs de l’hôtel parce qu’il a vu Shining juste avant de partir. Slimane le borde, Foucault réclame un bisou et s’endort en rêvant de lutteurs gréco-romains ».
Troisième trame : c’est la plus rocambolesque. Parodiant et moquant les fumeuses thèses complotistes mondiales qui polluent l’histoire et l’actualité, Binet monte une invraisemblable et excitante histoire d’espionnage international faisant intervenir, parallèlement à l’émergence d’une mystérieuse piste bulgare (inspirée par Tzvetan Todorov et Julia Kristeva ?), des James Bond confluant du monde entier, chargés, afin de mettre la main sur la fameuse septième fonction du langage, de traquer nos éminents linguistes et philosophes, ainsi que Bayard et Simon, conséquemment à leur intrusion de plus en plus active dans les activités et les allées et venues de ces stars de l’intelligentsia.
Autre ligne de force, dans la même veine : nos illustres linguistes sémiologues structuralistes sont supposément, pour la plupart, membres actifs ou visiteurs d’une loge secrète, le Logos Club, émanation d’un Logi Consilium créé au IIIe siècle par des hérétiques…
Bayard et Simon se font introduire dans des séances de joutes oratoires organisées par la Loge en France, en Italie, aux Amériques, à l’issue desquelles les perdants sont amputés au minimum d’un doigt. Philippe Sollers, au terme d’un duel oratoire surréaliste dans les hauts grades, y subit le sort que connut Abélard pour ses lettres à Héloïse… Dur, dur, la littérature !
Quatrième trame : c’est celle qui peut paraître la plus ardue à suivre pour le lecteur lambda, mais qui est assurément la plus jouissive et la plus enrichissante pour qui a quelque peu étudié la linguistique et la sémiotique en général et qui s’est intéressé en particulier à la période passionnante et foisonnante des trente dernières années du 20e siècle.
Au fil des rencontres que font Bayard et Simon tout au long de leur enquête, et de leurs conversations avec les intellectuels mis en scène, l’auteur tisse et développe un cours complet de linguistique générale qui pourrait être une idéale référence à tout étudiant inscrit dans un cursus de ce domaine.
On ne peut que recommander de ne pas manquer à aucun prix ce prenant et surprenant voyage, cette fantastique occasion de rencontrer dans des postures ridicules et des impostures caricaturales un Louis Althusser, un Philippe Sollers, un Gilles Deleuze, un Jacques Derrida, un Michel Foucault, un BHL (eh oui !), une Julia Kristeva, un PPDA (!!!), un Umberto Eco, un John Searle, un Giscard d’Estaing en phase terminale, un Mitterrand prêt à prendre le pouvoir (s’est-il servi de la septième fonction du langage lors du mémorable affrontement télévisé avec son adversaire ?), un Jack Lang qui monte, et on en passe, et des meilleures !
En bref : un pavé, une mine, une somme, un monument…
Alors ? Qui a tué Roland Barthes et pourquoi est-il mort ?
Patryck Froissart
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