La septième croix, Anna Seghers (par Jean-François Mézil)
La septième croix, Anna Seghers, janvier 2020, trad. allemand Françoise Toraille, 440 pages, 22 €
Edition: Métailié
C’est dans la septième année de son exil en France qu’Anna Seghers entame la rédaction de ce roman. Les bottes allemandes battent le pavé de Paris quand elle l’achève en décembre 1939. Son éditeur se trouve alors à New-York.
Recherchée par la Gestapo, elle gagne la zone libre, puis le Mexique.
Traduit en anglais, La Septième Croix paraît aux États-Unis en 1942. Il est porté à l’écran à Hollywood par Fred Zinnemann, avec Spencer Tracy dans le rôle principal. Un club de lecture en assure un tirage de masse et il est distribué aux troupes américaines.
Nous sommes à Westhofen en Rhénanie. Il y a là un camp de concentration. Sept prisonniers viennent de s’évader. Nous allons les suivre. Eux et les gens qu’ils ont connus : « Au début du mois d’octobre, un certain Franz Marnet quittait à bicyclette… ».
La première impression est celle d’un roman pointilliste qui n’aborde pas l’horreur nazie de front, mais l’appréhende par petites touches. On entre dans le quotidien du peuple allemand des années 30, scène de vie après scène de vie. Et c’est bien là qu’est le scandale pour nos évadés. Ils découvrent que la vie, dehors, a continué : les oiseaux chantent, les arbres au printemps retrouvent leurs feuilles et les hommes vaquent à leurs tâches comme si rien n’avait changé ou presque.
Georg Heisler, celui qu’on va suivre plus que les autres, n’en revient pas : « Il avait cru que chaque visage, chaque pavé serait marqué par l’infamie, que le deuil étoufferait les pas, les voix et même les jeux des enfants ».
Eh oui, la vie courante, en apparence, va son bonhomme de chemin, ponctuée certes de « Heil Hitler ! », mais finalement assez ordinaire et banale, ou s’efforçant du moins de le paraître. C’est peut-être là qu’agit le mal suprême : dans cette omniprésence qui se sent plus qu’elle ne se dit ; qui n’a pas besoin au fond d’être dite tant elle pèse comme une évidence – comme un couvercle en fonte posé sur les hommes.
C’est aussi d’abord en pointillés qu’on perçoit la lutte clandestine que poursuivent dans l’ombre quelques opposants au fascisme. Comme Anna Seghers l’écrit en 1938 : « Révolution et contre-révolution sont liées à toute forme de quotidien ».
Sur bien des pages, elle montre la banalité du mal et d’un bon nombre de ses sbires. Quand il a devant lui un jeune commissaire de la Gestapo, le vieux Mettenheimer, beau-père de Georg, se dit que ce « qui était effroyable, c’était justement que ce jeune homme était l’être le plus banal qui soit, yeux gris, cheveux clairs séparés par une raie ».
Sept évasions d’un coup, ça fait désordre. Même si les nazis minimisent l’affaire (« Ces types, on aura vite fait de les récupérer »), c’est pour eux une humiliation et, pour Hermann, ami de Franz, « un doute jeté sur leur pouvoir absolu, une brèche ».
Mais s’évader est une chose. Ne pas être repris en est une autre. Comment passer entre les mailles ? Sur qui compter ? On vit l’angoisse des évadés, comme dans cette scène où Georg s’est réfugié dans une cathédrale et y passe la nuit : « Devait-il fuir ? Était-il encore temps ? Pour aller où ? ».
Il lui faut trouver de l’aide. Il passe en revue tous ses anciens amis. Ceux-là ne vont-ils pas le dénoncer ? Et même s’ils n’en font rien, prendront-ils pour autant le risque de l’aider ? Car il « est complétement différent de transformer l’essentiel en actes ou au contraire de le cacher au plus profond de soi ».
Par peur ou conviction, la grande majorité est soumise au régime.
Ceux qui font partie de l’appareil bien sûr, comme le commissaire de police Overkamp pour qui « des interrogatoires musclés [sont] un travail comme un autre ».
Mais la gangrène gagne toutes les couches : « le nouvel occupant, Brandt, avait demandé que soit désinfecté par fumigation tout ce qui lui rappelait les Juifs ».
Il y a ceux aussi qu’on a conditionnés, les jeunes notamment : « Tous ces garçons et ces filles […] une fois qu’ils avaient derrière eux la Hitler Jugend, l’organisation des Jeunesses hitlériennes, puis le service du travail et l’armée, ils étaient semblables aux enfants de la légende qui, élevés par des bêtes, finissent pas déchirer leur propre mère ».
De nombreux autres s’accommodent de la situation et considèrent la vie sous le Troisième Reich « comme une affaire tout à fait maîtrisable, faite d’équilibre et de compromis ». Ou se félicitent des mesures prises par Hitler pour encourager les naissances : « Personne ne s’était jamais occupé de nous, maintenant les choses bougent […] toutes ces réductions, ces primes […] et tout un paquet de couches de première qualité ».
La peur fait son travail. Beaucoup mesurent les risques et se soumettent : « Si tu n’adhères pas aujourd’hui, demain tu perds ton boulot » ; ou encore : « Le fiancé était membre de la même section [la SA], non qu’il lui fût impossible de vivre sans porter une chemise brune, mais il voulait pouvoir travailler, se marier et hériter en paix, ce qui dans le cas contraire lui aurait sans doute été rendu impossible ».
La peur encore. La peur toujours, omniprésente. Mais aussi la haine du Juif qui sert de ciment au fascisme : « il bouffait du Juif, se répandait en propos hostiles à l’église » ; « Le père du gamin, c’était tout de même pas un Juif ? – Non, encore heureux, juste un Français » ; « Viens donc, Zillich, rejoins-nous. C’est ce qu’il te faut, t’es un camarade, un vrai, un soldat, un nationaliste, tu es contre la racaille, contre le système, contre les Juifs ».
Contrôles, souricières, surveillances, dénonciations, portent leurs fruits : quatre évadés sont repris à commencer par Ernst Wallau dont on suit l’interrogation et qui se mure dans le silence.
À partir de là, le rythme change. On passe du roman pointilliste au polar, ou du moins à quelque chose qui s’y apparente.
Georg rencontre par hasard Füllgrabe, et ce dernier lui apprend la situation : « Georg, sais-tu seulement ce qui s’est passé à Westhofen ? Sais-tu qu’ils les ont tous repris ? Sauf toi et moi et Aldinger ? ». Et d’ajouter, croyant qu’il peut ainsi « sauver sa tête » : « Je vais me rendre […] je ne supporterai pas cinq minutes de plus cette danse infernale pour au bout du compte être tout de même repris ».
Et de cinq !
Ne restent donc plus que Georg et August Aldinger. Ce vieil homme va déjouer miraculeusement les contrôles et atteindre son but. Se guidant au soleil, il a tracé droit vers son village. Le voici arrivé : du haut d’une crête, il découvre le village à ses pieds. « Le chemin était bordé sur quelques mètres de bosquets de noisetiers. Aldinger s’y assit. Il resta là un moment très calme, à moitié à l’ombre. […] Il était sur le point de s’endormir quand il sursauta un peu. Il se releva, ou tenta de le faire. […] Plus tard dans l’après-midi, deux petits paysans vinrent cueillir des noisettes. Ils poussèrent des cris aigus. Ils coururent retrouver leurs parents qui étaient aux champs ».
On ramène le mort chez lui. Le factionnaire posté devant la maison « fut trop interloqué pour les arrêter ».
« Les choses alors reprirent leur cours normal. Ceux qui entraient dans cette maison ne criaient plus Heil Hitler et ne tendaient plus le bras, mais se découvraient et serraient la main des gens. Les sentinelles SA qui avaient manqué de peu pourchasser et tabasser à mort un vieil homme s’en retournèrent pour une fois vers leurs champs avec des mains innocentes et des consciences libres de tout fardeau ».
« Tout maintenant était comme il se devait, car le mort avait réussi à déjouer les sentinelles encerclant le village ».
J’ai eu très envie en lisant ce passage de faire un emprunt à la première lettre aux Corinthiens : Hitler, où est ta victoire ? Oui, le vieil Aldinger, à lui tout seul, a ridiculisé le pouvoir nazi et infligé un camouflet à son Führer.
La question, dès lors, n’est plus de savoir si Georg va s’en tirer, mais grâce à qui. Avec, en filigrane : Et nous, qu’aurions-nous fait ?
Paul et Liesel se confrontent à cette question quand il s’agit d’aider leur ami d’enfance, après qu’il a débarqué chez eux.
Chacun d’eux se retrouve seul : « Paul se tut. Soudain, il y avait en sa Liesel qu’il connaissait depuis l’enfance et de A à Z un endroit qui lui semblait inconnu, complétement opaque ».
Comment savoir ce qu’il y a dans la tête de l’autre ? Quand il cherche de l’aide parmi ses compagnons d’usine, Paul s’interroge sur chacun. Heidrich ? Mais « il ne voulait sans doute plus perdre le moindre petit cheveu de sa tête, mais garder son travail ».
La peur toujours. Y compris chez les anciens collègues avec qui Paul a milité et qui ont enfoui, depuis, leur passé : « Parce que Herbert, tu ne l’as pas oublié ? Tu penses peut-être que je ne l’ai pas lu sur ton visage ? Si tu as oublié jusqu’à Herbert, combien en as-tu donc encore oublié ? Et si tu oublies… C’est ce qu’ils attendent ».
Enfouir. Oublier. Se garder d’opposer la moindre résistance et laisser opérer la contamination : « ce gamin considère maintenant la bonté comme du bavardage et les gestes de solidarité comme des balivernes passées de mode ».
Abandonner la lutte et pactiser tacitement. Se soumettre et ne plus entraver la marche du pouvoir : « Ceux qui en jugeaient ainsi ne voulaient pas que cesse l’enfer ni que commence la justice, ils voulaient que l’ordre règne même en enfer ».
Et pire encore peut-être, ne plus croire en la vie : « ils n’avaient pas voulu d’enfants parce que ensuite ils auraient été affublés de chemises brunes et soumis à l’entraînement qui fabrique les soldats ».
Et pourtant, l’espoir perce encore entre nuit et brouillard.
Paul va trouver de l’aide : « Kress sortit aussitôt. Peu à peu, il plaisait de plus en plus à Georg : la manière dont la part la plus faible de son être, après une résistance brève et perceptible, se soumettait à la plus forte, et même la franchise de sa peur qui ne se transformait pas un instant en vantardise ni en bavardages ».
Muni de faux papiers, Georg atteint le ponton où l’attend un chaland.
La fuite réussie d’un des sept évadés fait bien plus que venger le sort des six autres, elle est une gifle à la toute-puissance du règne nazi. Elle ouvre sur une promesse : « C’est seulement en des temps où plus rien n’est possible que la vie s’écoule comme une ombre. Mais dans les temps où tout devient possible, c’est là qu’on trouve la vie tout entière ».
Jean-François Mézil
Anna Seghers (1900-1983), écrivain, et intellectuelle membre du Parti communiste allemand, est arrêtée par la Gestapo en 1933, puis relâchée ; ses livres sont interdits en Allemagne et brûlés. Elle s’exile donc en France, puis au Mexique. En 1947, elle retourne à Berlin (source : Métailié, quatrième de couverture).
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