La Science du Disque-Monde IV : Le Jugement Dernier, Terry Pratchett, Ian Stewart & Jack Cohen
La Science du Disque-Monde IV : Le Jugement Dernier, L’Atalante, La Dentelle du Cygne, avril 2015, trad. anglais Patrick Couton, Lionel Davoust, 432 pages, 21 €
Ecrivain(s): Terry Pratchett, Ian Stewart & Jack Cohen
Pour apprécier La Science du Disque-Monde IV : Le Jugement Dernier à sa pleine et juste valeur, il conviendrait de réunir deux conditions : 1) être amateur des Annales du Disque-Monde ; 2) être amateur de vulgarisation scientifique (accessoirement, une troisième condition pourrait s’imposer : avoir lu les trois premiers volumes de La Science du Disque-Monde).
Si l’œuvre de Terry Pratchett (1948-2015), le plus grand auteur humoristique anglais depuis P.G. Wodehouse (dixit la formule promotionnelle habituelle), cette fantasy à la délirante inventivité verbale et scénaristique, laisse indifférent, autant passer son chemin ; si l’idée de lire des pages où il est question de théorie des cordes ou de la place de l’être humain dans l’univers révulse, idem. Par contre, si l’on est atteint de curiosité intense incurable, avec un esprit suffisamment retors pour rire en apprenant, alors, même si le nom de Pratchett est inconnu, il faut lire La Science du Disque-Monde IV : Le Jugement Dernier, au risque d’y prendre un plaisir sans mélange.
Comme les trois volumes précédents, celui-ci est une collaboration entre trois personnes, dont la plus connue est Terry Pratchett pour des chapitres se déroulant dans l’univers du Disque-Monde. Dans celui-ci, les mages (oui, pour les néophytes, sur le Disque-Monde, la magie existe – même si elle ne vaut pas la « têtologie » de Mémé Ciredutemps, mais c’est une autre histoire) ont créé par mégarde un globe-monde, à peine plus grand qu’un ballon de football vu de l’extérieur, d’une taille peut-être infinie à l’intérieur. Depuis sa création, les mages ne cessent de l’observer, lui et son évolution, avec les culs-de-sac de cette dernière (qui n’a pas pleuré à la disparition de la civilisation des crabes, qui fit un pas de côté de trop ?...) et ses grands bonds en avant. Mais voilà que dans ce quatrième volume de La Science du Disque-Monde, les prêtres omniens (toute ressemblance avec des intégristes quelconques ne serait pas fortuite) revendiquent la garde du globe-monde, puisque leur religion, à l’encontre des observations faites par les mages entre autres, proclame que le Disque-Monde est rond et ne repose pas sur le dos de quatre éléphants eux-mêmes perchés sur une tortue nageant dans l’espace (toute personne larguée par la phrase qui précède peut passer à autre chose : l’univers narratif de Terry Pratchett n’est pas fait pour elle, ce n’est pas grave, qu’elle n’en prenne pas ombrage, il y a suffisamment d’auteurs à prendre au sérieux qui attendent que quelqu’un ouvre enfin leurs livres). Cette revendication va mener à un débat juridique et philosophique, légèrement compliqué par l’arrivée inopportune d’une bibliothécaire anglaise, Marjorie Daw, qui assiste à tout cela impuissante mais capable de réflexion – un peu comme son collègue de l’Université de l’Invisible – Ook !
Ces chapitres, relativement brefs, sont intercalés entre d’autres chapitres, quant à eux rédigés par Jack Cohen (1933) et Ian Stewart (1945), deux scientifiques ayant développé un goût certain pour : 1) la vulgarisation intelligente (ne jamais penser que l’on s’adresse à des imbéciles, mais garder à l’esprit que tout le monde n’a pas leur formation) ; 2) la réflexion d’ordre philosophique, qui permet de mettre en perspective la place de la science dans l’expérience humaine, mais aussi celle de l’homme dans l’univers ; 3) la fantasy et l’humour de Terry Pratchett, leurs considérations étant toujours extrêmement sérieuses sans pour autant se prendre au sérieux à l’extrême. Ensemble, ils ratissent large, parlant aussi bien de biologie que de chimie ou de physique, ou encore d’épistémologie ou de sentiment religieux ; c’est dire si leur propos concerne chacun et si chacun gagne à le fréquenter. Il faut pourtant être honnête et l’admettre : non, le lecteur ayant une formation scientifique peu poussée (les bases apprises à l’école secondaire) ne suit pas exactement tout ; oui, certaines phrases voire certains paragraphes échappent quelque peu à son entendement : il sent bien que c’est écrit dans une langue qui lui est commune à celle des auteurs (excellemment traduite par Patrick Couton, l’homme qui a rendu Pratchett à la perfection en français, et Lionel Davoust, lui-même auteur de science-fiction et de fantasy), mais quelque chose lui échappe. Qu’à cela ne tienne : les lignes suivantes lui permettent de retomber sur ses pieds et, si pas de comprendre, du moins d’appréhender les concepts précédemment énoncés. Et quoi qu’il en soit, l’esprit ne peut qu’y gagner en curiosité, en désir d’aller voir plus loin si l’humain ne s’y trouve pas.
L’humain : ce pourrait être, en définitive, la grande affaire de cette tétralogie, l’humain en tant qu’il serait en fait Pan Narrans, le singe qui raconte, sa grande caractéristique, le singe qui (se) raconte des histoires pour expliquer le monde, passant doucement de la religion à la science – celle-ci n’étant pas dépourvue de préjugés et de goût pour les histoires toutes faites et prêtes à l’emploi, ainsi que souvent (dé)montré dans n’importe quel volume La Science du Disque-Monde. Dans ce quatrième volume, la grande affaire est une opposition proposée par l’auteur de science-fiction Gregory Benford entre deux visions de l’univers : l’anthropocentrique et l’exocentrique. Pour aller droit au but, dans la première, ce sont « les humains considérés comme contexte de l’univers » ; dans la seconde, c’est « l’univers considéré comme contexte pour l’humanité » : « il règne de profondes différences entre les deux conceptions benfordiennes du monde, mais elles restent maniables tant qu’elles ne se heurtent pas de front ». Ce heurt, qui se produit sur le Disque-Monde entre les mages et les Omniens, est donc le fil conducteur de ce volume sous-titré Le Jugement Dernier ; cela permet des écarts majestueux vers la constitution de l’univers, des réflexions pleines de sagesse sur l’origine de la vie, sur la croyance, ainsi que sur la vie sur Terre, car, comme le dit si bien un prêtre omnien plus sage que les autres (et qui pourrait être ami avec Cohen et Stewart), « aussi improbable que cela paraisse, cette espèce n’a pas créé ce monde ; c’est ce monde qui a créé cette espèce, en respectant un tant soit peu les processus multiples, infatigables et curieusement inventifs qui ont fait de la planète ce qu’elle est aujourd’hui – un paradis convenable pour ceux qui l’abordent dans le bon état d’esprit, et un charnier pour les autres au final ».
Car là est aussi la grandeur de cette tétralogie : on s’amuse en lisant les parties scientifiques, et on réfléchit en lisant les parties fantasy. Mais c’est souvent le cas, quand on a l’esprit curieux et en quête : on mélange tout, on accepte les échos parfois incongrus, et à la fin du jour, on en sort grandi. C’est peu dire que lire La Science du Disque-Monde, c’est offrir une crise de croissance maousse à son esprit.
Didier Smal
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