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La Rumeur le fracas, Jean-Louis Clarac (par Luc-André Sagne)

le 20.01.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

La Rumeur le fracas, Jean-Louis Clarac, Jacques André éditeur, Coll. Poésie XXI, 2022, 92 pages, 14 €

La Rumeur le fracas, Jean-Louis Clarac (par Luc-André Sagne)

 

Jean-Louis Clarac est un poète qui éprouve la vie, en fait l’expérience quotidienne, à la fois ébloui et bouleversé par elle. C’est dire s’il est à l’écoute du monde, partout où il se trouve, « entre rumeur et fracas » par exemple, titre de son dernier recueil (*). La rumeur et le fracas des éléments, en particulier de l’océan qu’il observe, mais aussi des activités humaines, dans leur tumulte et leur aveuglement. Poème après poème c’est alors une conscience qui nous parle, celle du poète qui ne sépare jamais la beauté du monde du malheur des hommes.

Quatre parties composent le recueil, quatre portes d’entrée sur le monde tel qu’il est et tel qu’il est regardé par Jean-Louis Clarac. Chacune d’elles reprend trois des quatre éléments traditionnellement constitutifs de l’univers, à savoir l’air (ici, peut-on dire, le ciel), l’eau, la terre, à quoi vient s’ajouter à chaque fois un élément supplémentaire, respectivement la forêt, le vent, le soleil, enfin la nuit le jour, l’alternance du permanent et de l’impermanent, qui est au cœur du recueil.

Le monde ainsi vu par Jean-Louis Clarac est constamment traversé de tensions antagonistes entre création et destruction, beauté et laideur. A chaque page se nouent et se dénouent les violences de la Terre habitée par les êtres humains, le contraste entre séduction et brutalité, entre le « murmure sucré / Des fleurs saturées de soleil » et la mer devenue « la fosse commune du monde ». Le regard du poète ne se départit à aucun moment d’un sens aigu des tragédies contemporaines, d’une nature trop souvent défigurée et des drames humains.

Mais sa vision n’est pas simplement émotionnelle. De sa sensibilité au monde il ne tire pas qu’une occasion de déplorer ou de condamner. C’est aussi sur son art qu’il s’interroge. Qu’il interroge les mots, leur puissance comme leur faiblesse, tous ces mots qu’il forge en tant que poète mais qui recèlent une ambiguïté foncière, celle de ne peut-être pas forcément désigner ce qu’ils expriment.

Contrairement au nominalisme, le poète doute du pouvoir des mots de mettre au jour une réalité qui sans eux resterait inaccessible, de ramener toute réalité à l’emploi de signes, de mots dont il souligne la fragilité : « Les mots se dérobent (…) / Les mots ne suffisent pas ». Tout un passage de la quatrième partie, quatorze poèmes en tout, illustre ce doute dans ce que le poète voit et ce qu’il nomme, à travers la répétition d’un même vers à la fin de chaque poème, une question qui revient comme un leitmotiv : « Vague est-il le mot qui nomme la vague ? ». Et de répondre à la fin que « Non vague n’est pas le mot / Qui nomme la vague ».

Mais c’est alors la poésie elle-même qui est questionnée jusque dans sa possibilité d’exister, puisqu’elle repose avant tout sur les mots, qu’elle s’exprime par les mots. Et qui est doublement questionnée.

Comment donc peut « parler » la poésie si les mots lui manquent ? À quelle réalité peut-elle bien se rattacher si les mots qu’elle utilise ne renvoient plus au réel qu’ils prétendent nommer ? Le poète, dans son interrogation, se demande même si le son (on pense à la poésie sonore) qui, lui, vient « juste avant le mot », ne pourrait pas par son antériorité apporter une solution à l’impasse qu’il sent poindre. Le son bénéficierait d’une sorte de virginité, par un accès direct à cette réalité qui s’échappe, en comparaison du mot trop souvent polysémique et par-là toujours ambigu. Mais, constate-t-il très vite, entre « rumeur ou fracas » l’hésitation est de mise, le son peut lui aussi tromper.

La poésie, et c’est là le second questionnement, se retrouve dans ces conditions comme privée d’expression véritable sans les mots. Elle ne bute pas seulement sur l’inexactitude des mots, elle devient aphone. Face à une réalité brute, insécable, incompréhensible pour elle si les mots ne la fondent plus, la poésie est inopérante, paralysée qu’elle est dans son fonctionnement.

Un exemple très actuel en est donné par le thème, qui court au fil du recueil, de l’océan, de la mer et en particulier de la Méditerranée qu’il est impossible de reprendre comme un thème classique, celui notamment de La mer toujours recommencée de Paul Valéry alors qu’elle est tragiquement un cimetière au sens propre pour les migrants qui s’y noient, ces « damnés de la mer » comme les appelle l’auteur. De cette violence indicible, de cette souffrance humaine comment la poésie pourrait-elle témoigner autrement qu’en trahissant, qu’en travestissant, autrement qu’en mentant ? Alors, constate le poète, « la parole se noue dans la gorge du monde », le poème n’est plus audible.

Est-ce à dire que la poésie n’a plus aucun avenir dans ce monde, que son chant ne peut plus décemment s’élever au-dessus des charniers et d’une planète défigurée ? Que toute conscience et toute mémoire, toute tentative de témoigner ne suffisent plus à la dédouaner ? Qu’elle est morte ? Question fondamentale, lancinante pour la prétention artistique de l’humanité depuis la catastrophe d’Auschwitz et la manipulation d’un langage perverti à sa source. Question qui peut conduire des poètes, comme le cas de Paul Celan l’illustre dramatiquement, au silence.

Faut-il s’y résoudre ? Doit-on repousser l’espérance folle de Jean-Pierre Siméon déclarant que « la poésie sauvera le monde » ? A la dernière page de son recueil, Jean-Louis Clarac écrit un texte en prose de dix lignes qui condense sa vision, ancre sa conception de la poésie, par-delà tout l’obscur du monde, dans un profond humanisme : « Nous marchons dans les brisées du monde. À l’affût de sa beauté nos pas cherchent une élargie possible (…), à l’affût des jardins secrets où vivre humainement est encore possible ». C’est « une étrange tranquillité » que l’on éprouve alors parfois. Et vient la réflexion finale de tout le recueil : « C’est peut-être cela vivre, sur la crête, au bord de l’abîme entre la rumeur et le fracas. Au creux du silence peut-être des merveilles attendent-elles d’être cueillies ».

 

Luc-André Sagne

 

(*) À signaler également la parution d’un autre recueil, Aux confins la vie au cœur, avec des linogravures d’Alain Puygrenier, aux Cahiers des Passerelles numéro 51, 2022, où l’on retrouve cette même attention au monde, à ses beautés comme à ses laideurs, dans un sentiment de défi et de révolte, d’urgence aussi, qui saisit le poète.

 

Jean-Louis Clarac, en plus de ses études sur l’œuvre d’Antonin Artaud et celle de René Nelli, est l’auteur de nombreux recueils de poésie et livres d’artistes, dont Lisière trouble des métamorphoses avec Françoise Cuxac, qui a fait l’objet d’une recension ici. À Aurillac où il habite, il anime depuis 2006 Les Moments poétiques. Il est membre du comité de rédaction d’Encres Vives et de l’association internationale La Porte des poètes.



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