« La rumeur d’un pas libre » : l’œuvre de Loránd Gáspár (par Matthieu Gosztola)
Loránd Gáspár écrit dans « György Kurtág ou la composition musicale infinie », texte présent dans, daté d’octobre 2005, le 918e numéro de la revue Europe : « Un des traits de la structure, de la constitution de sa création musicale, mais je suppose que cette caractéristique s’étend à sa façon de s’ouvrir à sa vie, c’est d’avoir su toujours suivre très clairement ses intuitions, la singularité de son expérience de la vie, celle de sentir, de percevoir, d’approfondir le fait d’être ici et maintenant, d’épurer sans cesse les lignes de force, les nerfs de sa recherche, sans jamais s’y enfermer ». Cette évocation du compositeur hongrois conviendrait parfaitement à l’œuvre et à la vie propres de Gáspár. Madeleine Renouard, en ouverture du numéro d’Europe que nous venons d’évoquer, résume : « Gáspár occupe dans le champ des Lettres françaises une position unique. Sa langue maternelle n’est pas le français – “ma langue natale comme tu sais te taire”, écrit-il. Traversant “déserts et montagnes”, il a passé le plus clair de son temps à soigner des malades à l’hôpital. Il est donc doublement poète si l’on accepte la définition de Georges Perros dans Papiers collés : “Poème. Un homme est mourant. MOURANT. On le transporte à la clinique. On le sauve. Le poème, c’est l’opération” ».
« La langue de poésie ne se laisse enfermer en aucune catégorie, précise Gáspár, ne se peut résumer à aucune fonction ou formule. Ni instrument, ni ornement, elle scrute une parole qui charrie les âges et l’espace fuyant, fondatrice de pierre et d’histoire, lieu d’accueil de leur poussière. Elle se meut à même l’énergie qui fait les empires et les perd. […] Elle est langage inaugural, langage des langages, puissance de liaison et de disjonction, de construction et de dissolution. Elle est investie du mouvement modeleur, du devenir musical de la matière du monde. […] Elle est cette arrière-cour délabrée, envahie d’herbes, les murs couverts de lichens, où s’attarde un instant la lumière du soir. […] blanches parois d’oiseaux reposés / fossiles au hasard dans les couches du jour / eaux peintes de nos passages / les fonds tremblent encore ».
Nos passages : « [j]ours dispersés, désarticulés ». « Puis – ajoute Gáspár – un coup de rame ouvre le tain : les reflets joueurs, malicieux, la nervosité des chimères sont pris, digérés, aspirés par un courant d’air. Tout est là, ni ordre ni désordre : le figuier, le mur de pierres sèches, tel visage, telle fauvette, tel nuage ; chaque chose dans sa poussée radicale, inimitable, tendue dans le même acte et irrévocablement différent, scintillement d’une multitude univoque.
Un instant je ferme les paupières et je vois sur l’écran la danse indéfinie des changements : des figures se lient et se délient, les rapports sont bousculés, les positions bradées, les règles réinventées – autre chose s’élabore, se défait, tout cela dans une fluidité inaltérable. Et chaque détail est vrai, infiniment précis, irremplaçable en son lieu et temps, chaque scintillement de la mer est juste, simplement est.
Je rouvre grand les yeux. Ils se remplissent d’une chaleur très doucement qui s’effrite. Mon esprit, mes doigts palpent cette érosion irrésistible de la fixité, de l’importance, avec bonheur. Ce lieu et ces choses je les touche, les nomme et les lie dans ma part de fluidité : musique de mon corps, de ma pensée – de proche en proche un monde qui respire.
L’ai-je inventé ? Ou ai-je “trouvé” pour un instant l’angle de l’âme, la position des astres ou des neurones placés comme une forêt de notes sur les portées corticales ? Ces découpes, ces ajointements, ces échanges que suscit[e] au-dedans l’intensité d’une attention, d’un désir, sont-ils réels ou imaginés ? Question sans intérêt.
Et mon imagination où se trouve-t-elle ? Ses précisions seraient-elles hors du réel, donc inexistantes ? N’est-elle pas plutôt affirmation de la même mobilité, des mêmes énergies qui vibrent dans toutes mes cellules, dans chaque parcelle du monde ? Et que cherche-t-elle sinon à tracer des sentes, à composer des rencontres, des lieux où puisse habiter, s’étendre le feu jailli d’une gerbe de mouvements ? Car tout cela bouge, respire et fait lumière. Cette joie du moins est vraie ».
Les deux dernières phrases du passage de Feuilles d’observation que nous venons de citer montrent qu’il n’est que de retrouver les vers de Norge pour saisir et mesurer l’impalpable immesurable qui fut à la base de la poétique de Gáspár.
Ouvrons Poésies 1923-1988 (préface et choix de Gáspár, Poésie/Gallimard, 1990) : « Dans l’eau, dans l’air, dans la changeante humeur / Du temps, du temps sans heure et sans visage, / J’aurai vécu à profonde saveur, / Cherchant un peu de terre sous mes pieds. / J’aurai vécu à profondes gorgées, / Buvant le temps, buvant tout l’air du temps / Et tout le vin qui coule dans le temps. […] Serment que nous ne renonçons à rien ! Serment que nous ne consentons à aucune limite. / Une si libre joie est le défi de l’homme. / […] Joie aux âmes ! Les yeux nous sont donnés : le monde existe et nous avons des yeux pour le voir. […] Froments nouveaux / Si tu sèmes ; / Le monde est beau / Si tu l’aimes. […] Au temps de mourir, mourez, / Mais au temps de vivre, ô gué, / Au temps de vivre, jetez / Le grappin sur cette aubaine / De surgir, de s’étonner ».
Lisons encore : « Tout mon vertige se penche / sur le même désespoir / Et sur le même néant. // Mais j’apprends à ma poussière / À se muer en lumière […] / Nous sommes d’une grande légende, nous sommes d’une grande lumière, et rien n’apaisera notre faim de lumière. / Nous sommes d’un grand amour qui n’admet point de séparation ».
Bien sûr, nous sommes également d’une grande nuit qui admet toutes les séparations. Quand bien même le grand beau temps serait le ciel dominant d’une vie qui est, s’avère nôtre, il n’est, pour le concevoir, que de songer à la disparition d’êtres chers, qui deviennent silences dans le silence : « 29 septembre 1971. / Je viens d’apprendre aujourd’hui que Georges Séféris est mort le 20 septembre, quelques jours après mon dernier coup de téléphone. / “Soleil, tu joues avec moi…” /// La présence de la vie, de telle vie, ce qui brièvement s’exprime de cette flamme, une manière d’être là, l’accent d’une voix, la musique et l’hésitation d’une pensée dans les mots, la façon de poser une question et de s’asseoir, de boire son café, tout cela qui irrémédiablement se dissout ».
« [I]ci il fait tard. / Nous irons par l’autre bout des choses / explorer la face claire de la nuit – […] Cette lumière que je cherche à tâtons dans les choses, dans les corps et leurs rencontres, celle qui bouge parfois dans la parole, comment pourrais-je la chercher si sa nature était étrangère à la vivacité du tissage, à l’épaisseur de la nuit ? », s’interroge Gáspár, qui, ainsi que le rappelle Christine Van Rogger Andreucci, fut « [c]hirurgien au milieu des tensions guerrières à Jérusalem de 1954 à 1970 », et qui, voyant « avec des yeux obscurcis d’horreur le monde fermenter », trace – avec, consciente de l’éveil du jour, la hâte lente que met l’oiseau à faire vivre son chant – ce poème-réminiscence : « on pense toucher le fond / mais la nuit n’a pas de fond / ni toit ni murs ni fenêtres – // (N’est-il pas vrai cependant que le peu / de clarté que l’esprit peut entrevoir / est nécessaire pour connaître l’obscur ?) // Et je me rappelle ces nuits lointaines / (qu’une fois de plus embrasait la guerre) / sous la fragile clarté d’une lampe / trois femmes et un homme / cherchant à recoudre des corps / que d’autres au dehors sans relâche déchiraient ».
Ne pas oublier la « [t]endresse infinie de la lumière sur ces choses rassemblées, clarté du geste qui articule. Fragile comme une guérison. / Tout autour, tout n’est que soulèvements et creux soudains, tourbillons et brumes ». Le « geste qui articule », c’est autant celui de la lumière que celui du chirurgien ; c’est, pareillement, celui du poète : « Tes mains, tes yeux, ta langue ne font que recomposer, rapiécer, recoudre, rapetasser une circulation, l’idée d’une circulation ». Et Gáspár d’ajouter : « D’où nous vient cette force maligne qui nous pousse à obscurcir le peu de lumière qui nous reste ? En vérité le problème n’est pas de savoir comment éviter la haine, comment ne pas haïr, mais comment aimer. […] Oui, il faut que tu continues, si tu peux, d’aimer ces herbes et ces visages quand le soleil est parti. Construire avec ça une goutte de clarté ».
Pour construire ses poèmes, cet infime immense, pour les nourrir, Gáspár attrape les paroles – qui naissent de la relation qu’il entretient avec la vie – avec le mouvement, vif et extraordinairement précis, dont il rend compte dans une préface écrite à l’occasion de la reprise de Sol absolu dans la collection Poésie/Gallimard : « Derrière les étables coulait un ruisseau de montagne où les garçons du village m’ont appris à attraper les truites à la main, sous les pierres ».
S’il s’agit de nourrir ses poèmes, c’est pour conséquemment nourrir ses lecteurs, auxquels Gáspár ne cesse de songer, tant chez lui l’acte d’écrire est frère de cet acte de partage par quoi, en communauté, les mains peuvent rompre un pain, faisant voleter un peu de farine, prélude à la mélodie d’un repas partagé : « La vie ne put être qu’ouverte. Sans recevoir elle dépérit, sans rien donner, partager elle s’obscurcit ».
Et Gáspár, une fois encore, de rendre justice à ce fragment de l’œuvre de Norge, qui montre combien, pour l’un comme pour l’autre, toute poésie témoigne d’un intense (livre jamais refermé) « désir de lumière partageable » : « Trouverai-je un signe pour toi qui as fermé tant de livres sans y découvrir de secours ? / Saurai-je envoyer dans ta nuit cette petite lueur clignotante ? / Saurai-je mettre dans ton pain cette poignée de sel affirmative ? / Saurai-je tendre dans les âges une main trouveuse de main – et les grappes qui désaltèrent ? ».
« On discute beaucoup – rappelle Gáspár – pour savoir s’il y a encore une place, une fonction comme on dit, dans notre monde pour la poésie. Et laquelle. Est-ce important ? […] [Le poème n’est rien d’autre qu’une manière] [d]’être heureux. Tant que nous ne possédons pas la science indiscutable d’une vie plus vraie, plus forte, serions-nous assez sots pour écarter la moindre possibilité de chaleur et de lumière ? C’est d’ailleurs la science qui vient à la poésie pour y puiser des forces nouvelles. […] Le poème n’est rien d’autre qu’une manière de nous éclairer, de donner un visage au monde ». « [D]e nous rassembler » : de faire advenir le nous. Mais attention, il faut préciser ce que signifie ce « nous », ainsi que le fait Marielle Macé dans Nos cabanes. Car « “nous” ne désigne pas une addition de sujets (“je” plus “je” plus “je”…) mais un sujet collectif, dilaté autour de moi qui parle : moi et du non-moi, en partie indéfini, potentiellement illimité, moi et tout ce à quoi je peux ou veux bien me relier. Benveniste le disait, et c’était une surprise : “nous” n’est pas le pluriel de “je”, un pluriel dénombrable découpé dans le plus grand ensemble de “tous”. Non, ce n’est pas comme ça que le pronom se construit. “Nous” est le résultat d’un “je” qui s’est ouvert (ouvert à ce qu’il n’est pas), qui s’est dilaté, déposé au-dehors, élargi. “Nous” ne signifie pas : les miens, tous ceux qui sont pareils que moi ; mais : tous ceux qui pourront être le “je” de ce “nous”, l’endosser, le reprendre à leur compte, en éprouver la force. Il ne s’agit pas avec “nous” de dire qui je suis, de me déclarer ; il ne s’agit même pas de dire comme qui je suis ; mais ce que nous pourrons faire si nous nous nouons. “Nous” ne saurait ouvrir à la question de l’identité (en es-tu ?), mais à la tâche infinie qui consiste à faire et défaire des collectifs (oui, aussi défaire), des pluriels suffisamment soudés pour qu’ils puissent s’énoncer. (Peut-être “nous” est-il alors quelque chose comme le pluriel de “seul” : il ne se fait pas à partir de nos “je”, affirmés ou vacillants, mais à partir de nos solitudes ; il les met en commun, c’est-à-dire qu’il les rassemble, les surmonte en les rassemblant, et à certains égards les maintient. Nous faisons et défaisons des collectifs avec ces solitudes et non pas malgré elles. Nous ne nouons rien d’autre, et c’est déjà tellement, que notre égal tremblement, nos égales potentialités.) ». Et Marielle Macé d’énumérer des impératifs : « Prendre soin de ce qui se murmure, de ce qui se tente, de ce qui pourrait venir et qui vient déjà : l’écouter venir, le laisser pousser, le soutenir. Imaginer ce qui est, imaginer à même ce qui est. Partir de ce qui est là, en faire cas, l’élargir et le laisser rêver. Cela se passe à même l’existant, c’est-à-dire dès à présent dans la perception, l’attention et la considération : une certaine façon de guetter ce qui veut apparaître, là où des vies et des formes de vie s’essaient, tentent des sorties hors de la situation qui leur est faite ; et une certaine façon d’augmenter ces poussées, de soutenir les liens en voie de constitution, de prendre soin des idées de vie qui se phrasent, parfois de façon très ténue, comme autant de petites utopies quotidiennes : oui, on pourrait vivre aussi comme ça ».
En ces conditions, tout nihilisme ne peut qu’être écarté ; ne peut être, si retenu, qu’un mensonge vécu. Quelle que soit la nuit, « il nous faut », oui, « aimer cette terre, murmure Gáspár. Aimer ces fondations fragiles d’une clarté humaine, le commerce des mains et de la parole, que balaieront les mouvements de la matière et l’obscurité des hommes. Pour éphémères qu’ils soient, ce peu de lumière et d’amour sans condition n’en sont pas moins désirables et heureux. Œuvrer, même maladroitement, même si nos gestes nous apparaissent insignifiants ou ratés, pour que de tels instants soient possibles, n’est-ce pas déjà la rumeur d’un pas libre ? […] Il n’y a pas de potion magique. Il nous faut construire laborieusement, patiemment la lumière qui nous appartient. […] Il faut se faire une âme pour vivre ».
Matthieu Gosztola
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