La Route de Suwon, Élie Treese (par Gilles Banderier)
La Route de Suwon, Élie Treese, avril 2022, 136 pages, 15 €
Edition: RivagesÉcrire « pour ce qui est de Dante, j’emmerde cette vieille taupe, avec sa couronne de laurier et son air de tapir libidineux » (p.66) est au moins irrévérencieux et tient de la mauvaise blague de potache, d’autant plus que, Dante n’étant pas étudié en France dans le secondaire, celui qui tient ce propos n’a pas l’excuse (au demeurant très relative) des mauvais souvenirs scolaires pour justifier sa hargne. On acceptera que c’est un personnage qui prononce cette phrase et qu’au moment où il le fait, à une heure avancée de la nuit (ou du matin), il est copieusement imbibé d’alcools variés, ce qui ne constitue jamais une bonne condition pour exercer l’art de la critique littéraire.
Si l’on devait imaginer un dialogue entre le personnage et l’auteur, sur le modèle de Providence d’Alain Resnais, celui-ci serait fondé à dire que la remarque de celui-là est d’autant plus malvenue que le Florentin lui a fourni, comme à tant d’autres avant lui, une source d’inspiration capitale. En effet, au cours de leur longue beuverie, le personnage et un sien ami en sont venus à empiler les unes sur les autres des pièces de monnaie, de la plus petite en bas à la plus grande en haut, afin de schématiser l’entonnoir renversé que constitue l’enfer du poète italien. Comme dans la Divine Comédie, l’histoire que raconte celui qui « emmerde » Dante tient de la révélation progressive et de la descente vers l’abîme de l’Histoire.
Or la Divine Comédie est également un livre d’histoire et même d’histoire immédiate, où Dante règle ses comptes avec ses contemporains. À sept siècles de distance, cette dimension de l’œuvre n’est plus accessible qu’à travers un échafaudage de notes érudites. Mais nos aïeux immédiats, nos grands-parents ou arrière-grands-parents, sont-ils plus intelligibles, plus lisibles que ne l’est la Divine Comédie ? Ce n’est pas certain, tant leur comportement, guidé par des valeurs qui ne sont pas ou plus les nôtres, que nous avons (peut-être à tort) rejetées, nous semble étrange, voire absurde, avec la sûreté du coup d’œil rétrospectif et la conviction que nous sommes dans le vrai. Pourquoi le grand-père du personnage principal, ayant échappé à la Seconde Guerre mondiale et à ce qu’elle représenta de destructions (qu’elles fussent du fait de l’occupant ou des Alliés) dans le quart Nord-Ouest de la France, n’eut-il rien de plus pressé que de s’engager dans un bataillon de l’ONU en partance pour la Corée et pourquoi, à peine revenu dans ses foyers où l’attendait son épouse aimée, se rengagea-t-il presque immédiatement pour aller combattre en Indochine, d’où il reviendra dans un cercueil ? Ses activités au sein de la Résistance lui avaient-elles fait prendre le goût du risque et, une fois en Asie, fût-il victime du « mal jaune » qui fait qu’en dehors de ces contrées, la vie européenne semble terne et fade ? Ou cherchait-il à fuir une indicible culpabilité, des souvenirs trop obsédants pour lui permettre de mener désormais une existence ordinaire ? « […] tu penses comme ça que la violence pourrait justifier qu’il laisse tout en plan, qu’il aurait choisi de retourner à la guerre pour échapper à l’apathie collective, comme on peut tous en rêver quand on se retrouve à faire les courses ou vider la caisse du chat, alors qu’on rêvait d’espaces infinis et de grandes transhumances » (p.21-22). Voulait-il mettre sa vie en accord avec ses convictions (« […] on reconnaît les convictions, je veux dire les vraies Convictions, au prix qu’elles nous coûtent, à cette pellicule indifférente de souffrance et de haine de soi qui surnage à la fin de tout engagement ou absence de compromis », p.81) et aller à la rencontre de la mort, sachant qu’elle a toujours le dernier mot ?
Gilles Banderier
La Route de Suwon est le quatrième roman d’Élie Treese.
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