La Route de nuit, Laird Hunt (par Yann Suty)
La Route de nuit (The Evening Road, 2017), avril 2019, trad. américain Anne-Laure Tissut, 288 pages, 22 €
Ecrivain(s): Laird Hunt Edition: Actes Sud
Une époque se reconnaît-elle à ses spectacles ? Les événements qui rassemblent les foules en révèlent-ils autant sur une société qu’une analyse sociologique ? Chez les Romains, il y avait les combats de gladiateurs. Aujourd’hui des rencontres sportives rassemblent des millions de téléspectateurs à travers le monde. La série Game of Thrones devient une grand’messe internationale abondamment commentée sur les réseaux sociaux. En 1930, une foule nombreuse rejoignait la petite ville de Marvel, dans l’Indiana, pour un spectacle qui promettait beaucoup : le lynchage de trois jeunes noirs. Le roman de Laird Hunt, La Route de nuit, est une fiction, mais est tirée d’événements réels. Ils se sont déroulés le 7 août 1930. Petite ironie de l’histoire, le lynchage a eu lieu dans une ville dont le nom est, aujourd’hui, devenu l’un des emblèmes de la société-spectacle hollywoodiennes et de ses super-héros…
Laird Hunt s’intéresse à deux femmes. La première, Ottie Lee, est une rousse pulpeuse, qui se retrouve sur la route en compagnie de son patron aux mains baladeuses et de son mari, qui a pu être un homme séduisant, mais qui s’intéresse désormais surtout à sa truie, un animal monstre, d’une taille comme on en a rarement vu. Sur la même portion de la route, il y a également Calla Destry, une jeune métisse qui veut désespérément échapper à une vie gangrénée par la violence. Contrairement à Ottie Lee, elle ne se dirige pas vers Marvel pour profiter du spectacle. Elle a caché un pistolet dans un panier de pique-nique, bien résolue à empêcher le massacre avant qu’il n’ait lieu, sans se soucier qu’elle devra se frotter à une foule particulièrement hostile et excitée.
Comme son titre l’indique, La Route de nuit est un road-movie (ou un road-novel, en l’occurrence). Il y en a même deux en un. On ne suit pas les deux histoires en parallèle, mais l’une après l’autre. C’est d’abord Ottie Lee qui prend la parole, avant de la céder à Calla Destry. Les deux femmes vont être amenées à se croiser mais aussi à assister aux mêmes événements. Ainsi, on a deux points de vue sur une même scène, comme on a aussi deux points de vue sur l’Amérique. Ce sont deux Amériques qui se font face. Deux Amériques qui ne se comprennent pas et ne veulent pas se comprendre, qui sont incompatibles l’une avec l’autre. La construction du livre en deux parties distinctes dit que les deux mondes ne peuvent pas être liés, ils ne font que cohabiter avec une haine farouche l’un pour l’autre. Toute ressemblance avec la période actuelle n’est sans doute pas fortuite.
La Route de nuit est un road-novel, donc. Tous les canons du genre sont convoqués, avec leurs lots de rencontres inattendues qui finissent par devenir le voyage lui-même, comme si ce qui comptait le plus c’était de faire le chemin, d’arpenter la route, plutôt que de parvenir à destination. Mais le livre parvient dans le même temps à assécher cette notion de voyage. C’est la route, mais c’est aussi la route de nuit, comme l’indique son titre. La notion est à prendre au sens propre. Tous ces personnages circulent sans rien y voir. Au milieu des champs de l’Indiana, dans les années 30, il n’y a pas d’éclairages… Peut-être la lune permet-elle de se repérer un peu, mais sinon on fait surtout avec les moyens du bord. Cette route est bien sûr aussi métaphorique. Les personnages s’enfoncent dans les ténèbres. Ils ont des œillères, ils ne cherchent pas à comprendre les autres, à voir plus loin que le bout de leur nez, pétris qu’ils sont dans leurs habitudes et leurs préjugés.
On est en plein air, mais il y a une sensation d’oppression. Le monde paraît limité puisque les personnages ne savent plus où ils sont. Mais le danger peut aussi surgir de partout quand on ne voit rien venir. La peur du noir est toujours un ressort très efficace pour mener une intrigue (et dans ce roman, elle est à prendre dans les deux sens du terme). Et La Route de nuit s’affirme comme un huis-clos en plein air, un huis clos des grands espaces.
Yann Suty
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