La religion de ma mère, Karim Akouche, par Fawaz Hussain
La religion de ma mère, Karim Akouche, Editions Ecriture, octobre 2017, 174 pages, 16 €
On m’a volé ma patrie
Comme dans L’Etranger de Camus, La religion de ma mère, de Karim Akouche, commence par le décès de la mère. Le narrateur ne reçoit pas de télégramme de l’asile de vieillards lui annonçant avec des termes laconiques, « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués », mais un coup de fil du bled. C’est le « frangin » devenu inspecteur de police à Blida qui lui demande de rentrer pour les funérailles de leur génitrice. Mirak (Karim en lisant à l’envers) se trouve à huit heures de vol d’Algérie. Il est au Canada, un pays où la glace couvre les croix des tombes et les écureuils grimpent sur les érables. Devant al-Nakba, le grand désastre, la mort de la mère, il bâcle son odyssée en quelques phrases lapidaires : « J’ai fui le pays des vautours et des dégénérés. J’ai opté pour la France, puis, déçu par ses enfants arrogants, j’ai bifurqué vers Montréal. J’ai chaviré au large de l’Amérique ».
Bien que les deux narrateurs soient nés en Algérie, la comparaison entre Meursault et Mirak s’essouffle vite. Si le premier reste étranger et indifférent à la disparition de sa mère, on assiste pour le second à l’Apocalypse, c’est tout simplement la fin du monde et l’extinction de la race humaine. Quoique la mère meure d’une mort naturelle, le fils, inconsolable, accuse tous les vivants d’en être les commanditaires : « il n’y a pas d’innocents, tout le monde est coupable ». Si la mère de Meursault est vite renvoyée aux calendes algériennes, Mirak n’enterre pas une pauvre Kabyle analphabète délaissée par un mari travaillant en France, on inhume l’Algérie et toute l’identité bafouée de la Kabylie. La femme qui s’éteint n’est plus la pauvre montagnarde qui tirait le diable par la queue pour nourrir dans la dignité ses trois rejetons, mais « la Jeanne d’Arc africaine », « une louve blessée », « la reine des montagnes », bref, on assiste à la mise à mort de la splendeur de la lumière et de l’authenticité originelle.
Le premier volet de ce roman est donc un hymne à l’amour, celui qu’entonne un fils, le « fameux Canadien », en l’honneur de sa mère kabyle dont il ne baisera jamais plus le front comme il dit. Mirak rend un vibrant hommage à cet être fait de bonté à l’état pur : « Je la revois, ma mère, vêtue de sa robe bariolée, en train de dessiner des motifs sur une poterie. Elle a le sourire vague et les dents qui scintillent. Elle a le nez fier et le menton qui défie. Sur son cou, un tatouage suspect : une salamandre. Sur ses paupières, des étincelles. Dans ses yeux, des braises. Les étoiles, c’est ma mère qui les a dessinées. Le soleil, c’est ma mère qui l’a lancé sur les montagnes ».
En enterrant sa mère, Mirak déterre, sans s’y attendre, tout un passé où il était heureux malgré la misère, les privations et les vexations. Revisitant ses premières années où toute la famille dormait sous la même couette, il se souvient de ses bêtises et de tout le mal qu’il causait à sa génitrice. Il regrette, mais il sait qu’il sera pardonné : « Attends-moi, maman. Je vais bientôt cogner à ta porte. J’espère que tu me pardonneras ». Lorsqu’il rend visite à sa tante maternelle, une autre figure de l’enfance insouciante, il ne voit qu’une malade grabataire pressée de quitter ce monde vain. Elle le reconnaît et sa bouche « dégage des bulles de mousse ». La tante « sourit avec ses yeux » à cause de son hémorragie cérébrale. Décidément, il est impossible de revivre le passé. Non, on ne peut pas nager deux fois dans le même fleuve.
Devant la débandade totale, le chaos absolu, la folie qui se saisit du pays, il faut désigner les coupables et appeler un chat un chat et c’est le deuxième volet, le second pilier, de ce roman. Le narrateur relate avec rage, et délectation, les méfaits d’un État monstre englué dans la corruption, empêtré dans les contradictions et les grands mensonges. N’ayant pas sa langue dans sa poche, il applique à la lettre la devise de Cioran : « On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses que l’on n’oserait confier à personne ». Récusant l’identité arabo-musulmane qui massacre la sienne, il fait de ce roman un virulent pamphlet, une violente attaque, le règlement de compte d’un fils qui en ayant perdu sa mère n’a plus rien à perdre. L’Algérie, avec des puits de pétrole fumant dans le désert est un chaos où « les commis de l’État sont dévorés par l’ambition ». L’islamisation est partout, « l’Algérie est nourrie au mensonge identitaire. Le mensonge identitaire a engendré l’amnésie. L’amnésie a enfanté la haine de soi. La haine de soi a généré le complexe du colonisé. Le complexe du colonisé a produit les hommes du ressentiment. Les hommes du ressentiment ont accouché des enfants de la violence ».
Mirak dénonce la supercherie dans un pays où « tout est glauque ». En homme engagé, il fait son devoir et prend la défense des opprimés, des dépossédés. « Le chiendent a rongé la terre. Il a tué les marguerites et les jonquilles ». Déroutée, déboussolée, bipolaire, la jeunesse veut « le voile et la nudité », « la cage et la liberté ». Les Algériens se sont certes libérés du colon français, mais ils ne sont pas libres, loin de là. Dans un pays devenu un immense bordel, les hommes, « en rut […] braguettes tendues, fument en se léchant les moustaches ».
Et puis il y a Nora pour boucler la boucle de l’innommable. Ce prénom arabe signifiant « la lumière » est celui du premier amour que Mirak retrouve dans les caniveaux et les bas-fonds. Dans un pays tanguant sur les vagues de l’hystérie collective, cette lumière est condamnée à disparaître pour toujours dans les ténèbres de l’abject. Les deux amants du temps de l’université se revoient dans un bordel car Nora est à présent une prostituée. « Dans la chambre, la lumière nous dévoile. C’est Nora. On se reconnaît. On se tait. On se pousse. On se méprise. On ne se regarde pas dans les yeux. On a honte. Elle tente de fuir. Je l’attrape. Elle pleure. Je ris. Elle est une garce. Je suis un monstre. On se toise. Elle se fâche. Je me recroqueville. Elle me fait asseoir sur le lit. Elle déboutonne ma braguette. Je proteste. Elle me griffe le bas-ventre.
« – Laisse-moi te baiser ! C’est toi qui l’as cherché, Mirak ! ».
En perdant sa mère, Mirak perd sa terre, son identité, ses racines, son pays et même sa tête et sa raison. De retour à Montréal, le Kabylo-Canadien devient quelque chose, lui qui était quelqu’un. L’homme n’est rien sans ses racines, sans la langue et le paysage de sa mère. Il ne cite pas Cioran, mais il aurait pu dire : « Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance ».
La religion de ma mère de Karim Akouche est un régal, un trésor de sentences incendiaires. J’en cite quelques pépites, enfin pas mal, pour le plaisir. « L’enfance est un conte qui ne dure pas. La nuit, on le lit. A l’aube, on l’oublie ». « La France est la fille aînée de l’Eglise. L’Algérie est la fille illégitime de la France ». « Dieu n’espionne pas les Algériens du ciel. Il est parmi eux. Il vit en eux. Il pense à leur place ». « Une sainte barbarie, cette charia ». « Le train de la mort passe souvent par notre village ». « La mort est un bateau ivre que tout le monde prendra ». « On a arabisé nos têtes. On a islamisé nos cœurs ». « Je vois un bousier pousser une boulette de fumier. Je ne sais pas qui l’a condamné à cette galère ». « J’inscris mon pays dans la rubrique nécrologique ». « Le Kabyle ne pense pas dans sa langue, il y pleure ». « On n’est jamais riche quand on perd sa maman ». « En Amérique, il est des sentences qui crachent sur l’Évangile : chacun pour soi, Dieu pour personne ».
J’adhère corps et âme à la religion de cette mère kabyle, cette femme simple et authentique : « Sa Mecque, c’était sa terre. Ses prophètes, c’étaient ses enfants ».
Fawaz Hussain
Né en 1978 en Kabylie, dans la wilaya de Tizi-Ouzou, en Algérie, Karim Akouche est chroniqueur et écrivain. Il vit au Québec depuis 2008.
- Vu: 6341