La Ravine, Sergueï Essénine (par Léon-Marc Levy)
La Ravine, Ed. Héros-Limite, 2017, trad. russe, Jacques Imbert, 175 pages, 12 €
Ecrivain(s): Sergueï Essenine
Quand une écriture atteint un tel dénuement, on ne parle plus d’économie mais carrément de minimalisme extrême. Essénine est un grand poète, nous le savons, et son œuvre poétique est marquée par cette recherche constante de l’économie des moyens, une poésie de l’épure, de l’essentiel, du nécessaire, de la simplicité absolue. Comme dans ces deux strophes du Cantique de la chienne :
« Au matin, dans la réserve au seigle,
Où rutile la toile des sacs alignés,
La chienne a mis bas une portée
De sept petits chiots roux.
Elle les a caressés jusqu’au soir,
Les peignant et les brossant de sa langue,
Et de la neige fondue
A coulé sous son ventre chaud.
[…] »
C’est ce que nous retrouvons dans ce court roman, bouleversant de beauté pure, de structure élémentaire tant dans la narration que dans les champs lexicaux. Le style ici est véritable métaphore du propos, du pays, des gens qui habitent ce hameau perdu de La Ravine. On y retrouve la solitude, le froid, la pauvreté mais aussi la vie malgré tout. Les personnages du roman sont élémentaires. Ils (sur)vivent, bricolent quelques activités champêtres et forestières, mangent ce qu’ils peuvent trouver, s’aiment, se haïssent, rient, pleurent, vivent, meurent. La Ravine c’est un déplacement et une condensation de ce qu’était la vie des paysans pauvres à la fin de la Russie tsariste.
L’épure concerne l’histoire – des scènes de la vie quotidienne dans un hameau rural pas très loin de Moscou – mais aussi les personnages, brossés à grands traits, sans recherche psychologique ou épaisseur existentielle. Des figures-types, figés dans le temps éternel de ces contrées sauvages et glacées. Comme la « Roussalka », plus proche d’un archétype légendaire que d’une jeune femme réelle. Son identité même semble s’être évanouie dans les airs.
« On appelait Olimpia la « roussalka » de la forêt ; elle vivait avec son frère dans l’isba du garde forestier, surveillait les bois de Tchoukhlinka, cueillait des champignons.
Elle n’avait plus de souvenir du lieu de sa naissance, elle l’ignorait. Elle se sentait proche de la forêt, elle vivait avec elle ».
Le territoire aussi semble mythique, arrêté dans un lieu de nulle part. Seules des scènes naturelles animent le décor avec une rare présence humaine, paradigmes d’un monde hors du monde. La nature, rude et ingrate, n’est pourtant pas ennemie pour les hommes. Ils s’y sont faits, s’y sont fondus, en font partie intimement comme les arbres, les rares herbes, les animaux. Essénine compose un tableau visuel et sonore, peint par petites touches, dans des couleurs noyées.
« Le brouillard roulait sur le sol et se cachait dans la neige bleuissante des combes.
Le vent porta, on ne sait d’où, un angélus qui de langueur se fondit dans la pinède frissonnante.
Les traîneaux soulevaient un tourbillon de neige poudreuse. Sur un versant de colline, un charroi, branlant de toutes ses ridelles, s’acharnait dans les fondrières ».
C’est un monde finissant que nous raconte ce roman. Celui des paysans de l’ancien régime à son terme. La fin de La Ravine, la mort de ce hameau que raconte cette histoire, figure la fin d’une ère devenue légendaire : celle des moujiks crevant dans leur misère, ne trouvant de secours que dans leurs croyances chrétiennes ancestrales auxquelles ils s’accrochent comme à des bouées de sauvetage sur l’océan de leur désespoir. Roman opéra, roman métaphore, Essénine fige un univers pour la postérité, lui donne une grammaire, des couleurs, un style, comme pour ne pas perdre ces images, ces odeurs et ces sons.
Essénine a dix-huit ans quand il écrit ce roman. C’est sa première œuvre, on est en 1913. Au-delà du tableau figé, il nous fait entendre la rumeur du changement prochain, la puissance qui gronde dans ce peuple apparemment résigné. Comme cette parole aux airs de prophétie que prononce un vieil homme qui passe.
« Le peuple, mon ami, est devenu bien effronté. Il s’est mis à lire des livres, c’est pis que l’incendie. Nous, de not’ temps, on apportait une mesure de carottes au sacristain pour qu’il nous apprenne l’alphabet, et rien de plus. C’était mieux comme ça ; faut surtout pas bafouiller sur Dieu ».
Un court moment littéraire. Eblouissant, comme la neige qui entoure La Ravine.
Léon-Marc Levy
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