La Puissance des ombres, Sylvie Germain (par Mona)
La Puissance des ombres, Sylvie Germain, Albin Michel, mai 2022, 214 pages, 19,90 €
Sylvie Germain, romancière de l’intime, irrésignée à la souffrance du monde, poursuit une œuvre singulière toute en finesse, aux récits d’une étrangeté poétique avec des personnages déjantés. La Puissance des ombres, son dernier livre, pourrait servir de titre à un roman fantasy voire à un jeu vidéo, mais l’imaginaire foisonnant de l’auteure, nourrie de mythes et de fables, est d’une autre épaisseur. La belle photo de couverture témoigne de son esthétique du clair-obscur. Va-t-on lire un polar ? La quatrième de couverture qui le suggère : « L’un des invités tombe du balcon et se tue. Qui sera le suivant ? » met le lecteur sur une fausse piste. L’énigme policière du premier chapitre (« S’agit-il d’un accident, d’un suicide, d’une attaque déguisée, d’un règlement de compte ? Mystère ») se clôt très vite. L’enjeu de ce roman noir se trouve ailleurs : en exergue, les deux penseurs chrétiens, Pascal et Bernanos, laissent pressentir sa teneur métaphysique.
Le livre nous conduit au pays des ombres et tout le roman file la métaphore de ce titre à la puissance évocatrice. Le lecteur rencontre d’abord l’ombre de la mort, celle qui confronte l’homme à sa tragique condition mortelle. Dès l’ouverture du roman, la mort fait irruption sous la forme d’un convive en costume de squelette qui sort en premier de l’ascenseur en compagnie de gais lurons déguisés en stations de métro (« nous sommes légions comme les démons ») pour fêter la rencontre d’un couple ami à la station Saint-Paul, il y a vingt ans. Rires, plaisir et volupté fusent au sein de la fête joyeusement loufoque mais bientôt sonne l’heure sombre : un invité fait une chute mortelle du balcon, « a tragedy happened, a man is dead » dit un ami australien, comme si l’indicible de la tragédie devait s’énoncer dans une langue étrangère. Une deuxième chute fatale dans une rue-escalier frappe à nouveau l’un d’eux quelques mois plus tard : « malchance, malédiction, malfaisance ? » interrogent les personnages. L’écho du préfixe négatif renvoie à l’omniprésence énigmatique du mal.
La chute de l’innocence
Le roman raconte une histoire de chutes et la chute de l’innocence en est la principale. Sylvain Leuseudre tue deux hommes sous le coup d’une pulsion bestiale « mû par une force dont il ne se serait jamais cru détenteur ». La puissance des ombres devient la métaphore de cette impulsion paroxystique qui caractérise le passage à l’acte et l’archétype du mal absolu. Sylvain, individu ordinaire, figure l’homme de la passion sans cesse consumé à petit feu, depuis le viol et l’assassinat de sa sœur suivi de la mort de sa mère (« une passion clandestine qui se tenait lovée dans la pénombre d’un oubli fallacieux… une passion jalouse qui ne laissait de place pour aucune autre, une passion qui n’était pas d’amour mais de souffrance »). Au lieu de raconter une banale histoire de serial-killer, Sylvie Germain fraternise avec « l’homme de l’ombre » jusqu’à lui donner l’équivalent masculin de son prénom. Sa déroutante empathie avec le meurtrier se justifie par la référence à Bernanos en exergue. L’auteure décide de poser un regard humain sur une âme piégée par l’obscurité tiraillée entre « vertige de culpabilité et une revendication obstinée d’innocence ». Hélas, l’ombre de la faute (« il suffit d’une tache, une seule tache, une seule fois et la marque persiste à jamais ») interdit toute rédemption : « c’est de lui-même qu’il est orphelin, de son innocence qu’il est en deuil, et cela est sans rémission ».
La Puissance des ombres laisse planer l’ombre du doute (« des zones d’ombre demeurent »). Les certitudes, elles aussi, ont basculé dans le vide : l’ombre est-elle sans maître ? Le doute prend l’accent des grandes interrogations de Job (« jusqu’à quand me cacheras-tu ta face ? Jusqu’à quand aurai-je des soucis dans mon âme et jour et nuit des chagrins dans mon cœur ? »). D’où l’allusion à « une foi trouée » et le lien conflictuel à la religion chez plusieurs personnages. L’auteure cite le profond désarroi de la poétesse catholique, Marie Noël, déchirée entre foi et désespoir (« Mon mal, rien que mon mal… C’est tout ! Et mon espérance ! »). La sensibilité chrétienne de Sylvie Germain affleure avec délicatesse.
La figure du double
Le roman se lit sous le double signe de Pascal et de Sade réunis par l’image de l’homme-chimère : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? » dit l’un en exergue tandis que l’autre décrit « la monstrueuse chimère que nous sommes, merde et fumier ». Sylvie Germain passerait presque pour une adepte de l’écrivain maudit tant elle loue sa perspicacité et son « indéniable lucidité : il a fait des ténèbres de nos passions un chef d’œuvre littéraire… une fête littéraire qui n’en finit pas d’émerveiller les fins esprits… il a plongé dans les entrailles putrides pour en fouiller et en touiller jusqu’à l’ivresse, la merde et le fumier et nous les faire sentir… Il y a du Pascal chez lui mais inversé ». Chez l’écrivaine, l’ambivalence de l’homme voué à la duplicité (« une face magnifique et atroce »), prend des accents poétiques sensuels : « cette puanteur côtoie la senteur de miel de la cire, les deux odeurs ne se mêlent pas, elles coexistent, elles rivalisent ». Même le chat de Sylvain, Hibouchat, semblable au chat noir de la nouvelle de Poe, apparaît double : « d’une étrange laideur ou d’une outre-beauté ».
La figure du double hante le roman. Lorsque Sylvain repense à ses meurtres, il s’interroge : « c’est la faute à qui ? A lui seulement, ou à cette ordure au profil chevalin qui s’est incrustée dans son ombre ? ». Il veut alors tuer son ombre et n’a d’autre issue que de se tuer lui-même. La métaphore de l’ombre évoque le double poétique de la littérature romantique allemande, le Doppelgänger, littéralement le double, « celui qui marche à côté », le compagnon indésirable, la présence insaisissable et anonyme qui obsède (« monstre increvable, saloperie de fantôme »). Mais l’image de l’ombre aussi se révèle double : ombre tantôt malfaisante, lourde « comme des blocs de nuit », tantôt légère, « élancée et fluide », comme la forme des danseurs de tango, fine comme une sculpture d’une des convives (« si je devais sculpter une ombre, elle n’aurait rien de lourd et rien de menaçant »), belle comme l’« ombre du soir », la statuette filiforme de l’art étrusque évoquée dans l’atelier d’Audrey, ou tout simplement ombre « sympathique » comme les ombres que la deuxième victime, Cyril, aimait contempler à la terrasse des cafés. A l’instar de ce personnage qui possède « un mélange bizarre de sens de la dérision et de sérieux », le roman lui aussi se lit sous le signe du double : la fantaisie rivalise avec l’esprit de sérieux.
L’esprit de fantaisie
Sous l’égide de Pascal et de Bernanos, La Puissance des ombres prend parfois des accents de méditation métaphysique mais l’écrivaine n’écrit pas un apologue. Sylvie Germain se méfie de l’esprit de sérieux et c’est la loufoquerie qui préside à l’ouverture du roman avec la burlesque et impertinente Zazie de Raymond Queneau pour maîtresse de cérémonie. L’écrivaine choisit des titres saugrenus pour ses chapitres (Raptus, Ricochets, Ruades…), y glisse quelques fantaisies orientales de Oum Khalsoum à Mahmoud Darwich, affectionne les personnages fantasques qui aiment se déguiser, danser au son du Tango des Fauvettes à la sortie des obsèques, les amateurs de « tango fantaisie » ou d’opéra, ceux qui ont la marotte des ombres ou qui prennent plaisir à sculpter des monstres hybrides, ceux qui ne peuvent s’empêcher de trouver du burlesque dans les situations tragiques, à l’instar du policier qui se laisse séduire par cette joyeuse fantaisie (« la loufoquerie de ces gens lui plaît »). Au sujet grave du devenir des âmes, un personnage répond par une boutade : « Est-ce que ça vaut le coup de revenir ? De ça aussi je doute ». L’auteure n’aime pas les grands mots (« Dieu… un gros mot-dépotoir à divagations ») mais préfère la drôle « jonglerie des mots » où se mêlent prose familière (« chacun déconnait gaiement »), poésie teintée de lyrisme et vie. Son récit joue avec des inventions « poético-loufoques », des gamineries verbales, des joutes oratoires et « tant pis si mes phrases sont de bric et de broc ». Sylvie Germain croit à la fantaisie, meilleur remède contre la détresse humaine que le discours moral.
L’écrivaine oppose le pouvoir des mots à la puissance de l’ombre. C’est tout le drame du personnage principal que d’être en manque de mots : « il cogne et il crache faute de mots ». Élevé dans une famille de taiseux (« des nœuds de silence s’étaient formés si tôt dans sa famille, si denses et serrés… ces nœuds brûlaient les doigts, la langue, le cœur »), il souffre d’une tension impossible à évacuer (« à force d’avoir été relégué dans le silence, cette souffrance s’était cristallisée en une pointe dure »). Privé de mots, et donc d’accès au symbolique (« son imaginaire était à sec »), il prend tout à la lettre. Il confond son monstre imaginaire, le centaure qui l’obsède, avec l’homme réel, Cyril. À défaut de le tuer symboliquement comme c’est le cas dans les contes, il se rue sur lui pour le tuer littéralement (« il était ivre de joie, il avait tué le monstre »). Le soliloque de Sylvain dit la tragédie d’un « possédé dépossédé de toute capacité : la violence n’est supportable que jouée, suggérée, épurée par le langage, là elle s’adresse à notre intelligence plus qu’à nos instincts ». Faute de médiation symbolique, le protagoniste ne vit plus que sous le règne de la confusion démente. La Puissance des ombres devient aussi une figure de la folie.
De l’espoir
Le roman n’est toutefois pas dénué d’espérance. A l’opposé de Sylvain, « un pauvre rien » surgit Ben, le sans-abri, un autre homme de rien qui compose « le slam du rien » et se décharge ainsi un peu de sa honte et de sa misère. Au contraire de Sylvain pétrifié dans sa souffrance et son obsession du centaure, la sculptrice Audrey a recours à son imaginaire pour façonner un monstre hybride et amoindrir sa douleur : « imaginer et créer cet homme-poisson m’a aidée à amortir le choc de la mort de Gaspard. Ainsi, l’homme a la faculté de mettre à distance son désarroi. Il n’éradiquera pas le mal mais le rendra supportable. C’est de la part d’un homme ordinaire attablé à un café que Sylvain reçoit une leçon essentielle : va plutôt au théâtre, ou au cirque, c’est là qu’est la vraie vie, la vie qu’on joue, qu’on met en jeu, qu’on met en joue, en feu ». L’histoire de Sylvain, l’intérimaire sans lien durable, aux attaches familiales distendues par l’égoïsme de son père témoigne que l’attention portée à autrui, la convivialité, le partage sont aussi d’autres façons d’adoucir la vie. Point de salut sur terre mais des mots pour créer du sens et du lien, c’est là notre humanité et notre seul espoir. Vive la littérature !
Sylvie Germain sculpte les mots qui donnent forme à « l’informe noirceur » de l’homme et leur musicalité fluidifie un roman si dense. Il faut croire en la magie des mots : « j’ai cherché des mots dans les ruines encore fumantes de ma maison, j’ai ramassé des mots de braise… Je souffle dessus pour leur rendre droiture, du sens et de la force. J’ai fouillé dans les décombres, glané le long des chemins, dans les fossés et les fourrés des mots d’herbes folles ». L’écrivaine aime les mots d’un amour sensuel : « Parfois il s’arrêtait sur un mot dont la sonorité lui plaisait, et il le ressassait comme on suçote un bonbon, un noyau d’olive ».
Les chansons comme les poèmes « réenchantent la vie » et de nombreuses références musicales accompagnent le récit. C’est au rythme syncopé du ragtime qu’a lieu la frénétique crise psychologique de la scène finale : Sylvain n’est plus que l’ombre de lui-même et cette ombre qui le pousse au crime, il veut la tuer. Dans un dernier sursaut, il réclame à l’oncle Bepo venu à son secours de lui chanter un poème de Verlaine. Alors « une bouffée d’enfance et d’innocence » le traverse un instant mais tout cela apparaît bien dérisoire : il se tire une balle « au milieu de la mélancolique lallation du refrain ». Sylvie Germain offre un roman à l’image de la vie : « le poids de la vie, à la fois dense, lourd et d’une légèreté dérisoire ». Et le roman se clôt par la fantaisie improvisée d’une fugue musicale : « Peu à peu, leurs voix s’accordent et improvisent une fugue qui se déploie en boucles lentes et feutrées autour du silence de celui qui s’en va ». Elle court, elle court la fugue…
Mona
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