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La puissance de l’âme, Sortir vivant des émotions, Bertrand Vergely (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 15.11.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La puissance de l’âme, Sortir vivant des émotions, Bertrand Vergely, Guy Trédaniel éditeur, septembre 2023, 240 pages, 18 €

La puissance de l’âme, Sortir vivant des émotions, Bertrand Vergely (par Marc Wetzel)

 

Un mot sur l’idée même d’âme, avant d’aborder ce livre passionné et remarquable – qui change celle ou celui qui voudra bien s’y aventurer !

L’âme, avant d’être une notion religieuse (à savoir : ce qui donne d’être à une créature et en demeure le signe en elle), est moins un principe mystérieux que le nom (psyché, anima, soul, Seele…) qu’on donne à la différence de nature, encore mystérieuse, elle, entre un être vivant et un existant inerte. Ce qui distingue une fourmi d’un cristal, c’est que l’existence de la première est vivante, celle du second, non. L’âme est le nom qu’on donne à cette différence que la vie introduit dans l’existence en général. C’est une différence qu’on n’explique pas, mais qu’on peut décrire, ou caractériser assez bien : exister, c’est advenir dans le monde en y étant effectué (en étant permis par des causes qui produisent cette « venue » réelle dans l’espace et le temps). Pour tout être existant, est effectuée sa venue au monde, est déterminée son appartenance à la réalité.

Qu’ajoute alors la « vie » à l’existence ? Deux choses : un être vivant appartient, non pas seulement au monde, mais aussi au présent (il est partie prenante de la présence du monde), et cette présence n’est pas simple appartenance, mais participation au monde (un vivant a part à la réalité, il concourt à son évolution, il contribue si peu que ce soit à ce qu’elle est parce qu’il est intéressé à y durer, et à en subsister). L’être vivant n’est pas simple portion de réalité, mais il a charge de présence (même infime et brève) en elle. Ce qui a en charge cette présence de vivant, c’est l’âme.

On peut le résumer ainsi : un existant est contenu dans le monde, et est permis par des causes antérieures et extérieures à lui ; un être vivant y ajoute le double fait de contenir ce qui le permet (il a en lui l’information génétique qui l’a fait advenir au monde) et de permettre lui-même à ce qu’il contient et le constitue, de durer, d’entretenir son ordre (il a un métabolisme qui règle la transformation continue d’états de lui-même en d’autres, assurant lui-même, par effort constant, son provisoire maintien organisé dans l’être). Ce métabolisme auto-reproducteur est l’originalité de la vie, et l’âme est simplement le petit nom de cette originalité. Bertrand Vergely résume parfaitement ceci en définissant la vie comme « intériorité agissante » (p.194) – le cristal a un « intérieur », mais passif ; l’érosion, la rouille, les marées… « agissent », mais sans intériorité, sans sanctuaire propre, sans centre névralgique – : un être vivant, au contraire, fait, depuis lui, quelque chose de ce qu’il n’est pas, et a intérêt à la réalité du monde pour assurer la sienne propre. Autrement dit : il y a, dès l’existence inerte, présence du mouvement et mouvement de présence, mais l’âme nomme ce qui, dans le vivant, organise cette présence du mouvement, et régule ce mouvement de présence. La sensori-motricité, commune aux animaux et aux végétaux (assurée par organes et complètement chez les premiers, et de manière diffuse et partielle chez les seconds), résume ce supplément de présence encore assez mystérieux pour mériter le nom d’âme. Voilà le départ de l’affaire.

Cette différence entre existence inerte et présence vivante, devient elle-même sensible quand la vie devient pensante, c’est-à-dire consciente et libre. L’âme humaine se représente à la fois son existence et sa vie (l’âme animale distingue, hors d’elle, l’inerte et le vivant – ce que l’âme végétale semble moins bien discerner – mais l’âme humaine fait cette distinction aussi en elle), et elle sent ce qui en elle fait simplement partie du monde, et ce qui a part à lui. Dans une émotion, par exemple, on existe dans une situation dont les variations surprennent ou perturbent, mais on vit dans l’évaluation de notre réaction à elles. L’existence déclenche ce que la vie incite à contrôler. L’affectivité est la première réalité d’une âme, qui, recevant ce qui se déploie devant elle, en déploie elle-même la prise en charge. C’est en elle d’abord que l’homme à la fois existe et vit, c’est-à-dire prend part à sa propre appartenance au monde, ou forme grandes lignes et agenda de ses rendez-vous avec le réel. Mais l’âme humaine appartient aussi (consciemment) à la façon dont le monde, peut-être, prend part à lui-même. Quoi qu’il en soit, énonce nettement Vergely, « dès qu’un vivant faisant vivre l’existence apparaît, tout change » (p.48) : telle est la puissance de l’âme humaine, capacité de faire vivre l’existence (dans une expérience consciente et libre de la présence), mais aussi impératif (que les animaux ignorent) de « sortir vivant » de cette expérience même. L’existence de l’âme humaine est donc hantée, pour le meilleur comme pour le pire, par une âme de l’existence qu’elle semble seule à pouvoir discerner, et devoir assumer. L’« intériorité agissante » de la vie est, pour l’âme humaine, joie de pouvoir – et tourment de devoir – se faire exister ! Par exemple, écrit l’auteur :

« En laissant le champ libre à nos émotions, nous sommes sûrs de mourir en ruinant notre vie. En les étouffant, nous sommes sûrs de mourir en ruinant notre sensibilité. Pour bien faire, il faudrait pouvoir vivre ensemble la vie et la sensibilité afin de ne pas avoir une sensibilité sans vie et une vie sans sensibilité » (p.149),

puisque

« Nous sommes tous le jouet d’émotions captives. Nous sortons vivants de la capture qu’elles exercent (par « l’envoûtement » des « séductions », des « intimidations » et des « mimétismes », établit l’auteur) quand nous nous servons de leur énergie en faisant d’elles des passages » (p.157).

Par exemple, intimider une âme, c’est, dit l’auteur, obtenir qu’elle n’ose plus se battre, et la faire se défier de son propre jugement. La séduire, c’est lui offrir des miroirs de carton-pâte, et des horizons piégeux (un piège, c’est tout dispositif de capture, qui nous fait cheminer vers l’absence d’issue, comme l’addiction est liberté se piégeant elle-même) : faire espérer ce qui désoriente ; faire craindre ce qui nous libérerait. Comme une idéologie est ce qui nous fait, à tort, croire penser quand nous la partageons, un mimétisme est ce qui nous fait, à tort, croire vivre quand sa contagion nous anime. Et, précise l’auteur, dans la complaisance : on se fait victime de ce qu’on adorait pour le lapider, après-coup, en toute bonne conscience (p.145). De tous ces ensorcellements, quel est le seul sorcier positif, le seul exorciste légitime ? C’est bien sûr, dit l’auteur, philosophe : la pensée. L’effort de réfléchir permet seul (et peut-être à lui tout seul) à la réalité de ré-apparaître, et aux âmes de savoir où en sont objectivement leurs relations. La pensée continue « l’intériorité agissante » de la vie, puisqu’elle agit – par le verbe, par l’usage actif des représentations, par le maître intérieur – sur l’intériorité même qui agit. Et cette action vient peut-être d’une intériorité du monde même. Optimisme cosmologique (« Alors que le tragique est la fausse profondeur de la vie, la gloire de celle-ci est la vraie profondeur », p.216) de l’auteur : dès qu’on se met en marche, le « comment » vient à nous ; il suffit d’aller vers la méthode de vivre pour qu’elle vienne à vous. Tout existe et vit, selon Bertrand Vergely, parce que « tout est aspiré par la force de ce qui n’est pas encore » : l’univers est globalement audacieux ! En tout cas, une vie du Tout (une « Réalité absolue ») semble pouvoir inspirer les présences dont elle est faite :

« Il est étonnant de sentir ainsi la vie vivre en soi. On était celui qui fait. On ne l’est plus. C’est la vie qui fait (…) Les champions sont ceux qui, à force d’entraînement, ont libéré le corps. Quand ils courent, ils courent sans effort et sans fatigue. La course court en eux. Quand ils jouent, ils n’ont pas besoin de jouer. Le jeu joue en eux » (pp.165 et 217).

Qu’est-ce alors vivre avec âme ? C’est d’abord rire des capacités d’empathie et d’auto-régulation de nos robots, qui ne sont que simulacres virtuoses, caricatures d’âmes artificielles, délégation numérisée de nos âmes réelles (« escroquerie d’informaticiens immatures et irresponsables », commente-t-il en souriant), et c’est donc respecter l’âme en soi-même, et en autrui. « Porteur du mystère de la personne et de l’homme, nous ne pouvons pas faire n’importe quoi avec nous-mêmes. Nous n’en avons pas le droit. Quand on n’honore pas la personne qui vit en soi, on ne l’honore pas en-dehors de soi. On ne peut pas mal se traiter et prétendre bien traiter autrui » (p.195). La réflexion sur l’âme articule donc une éthique du respect de soi et une morale du respect d’autrui : sans souci actif de se connaître soi-même, de se perfectionner… comment prétendre comprendre et promouvoir autrui ? Ainsi va la noblesse des âmes : « Sachant se faire petites face à l’inimaginable, elles savent se faire petites face à la misère du monde » (p.201) ; ainsi va leur finesse : « Passant partout, la finesse est capable de voir des passages là où on n’a pas l’habitude ni l’imagination d’en voir. À ce titre, elle est l’inattendu par excellence » ; ainsi encore de la délicatesse : « Celle-ci est de l’ordre du tact qui consiste à toucher sans toucher. On se retient de toucher. C’est cela qui touche » (p.209). Ou encore la profondeur : « L’être habitant l’existence en étant le fond de celle-ci, on découvre une raison de vivre quand on est habité par lui. Le fond revenant ainsi à la surface, on vit la profondeur comme le fond qui est mis en avant » (p.218). Et, puisque l’âme n’est ce qui nous fait vivre que pour ce qu’elle permet de faire vivre, le sens de l’avenir la commande, comme on le voit dans le pardon magnanime (c’est-à-dire témoignant de « grandeur d’âme ») :

« Quelqu’un a fait du tort. On pourrait ne plus lui faire confiance. On va au-delà de la légitime méfiance que l’on serait en droit d’avoir à son égard. En agissant ainsi, ce n’est pas simplement la société ainsi que l’humanité que l’on sauve. C’est l’avenir. Tout vient de lui. S’il n’existait pas en ne condamnant rien au départ, rien ne pourrait exister. Lorsque l’âme magnanime donne sa chance à qui ne mérite pas, sauvant le salut lui-même en sauvant l’avenir, elle n’est pas simplement grande. Elle est, sous la forme de la grandeur dans la grandeur, la grandeur faite vie » (p.205).

On peut ne pas suivre l’auteur quand il pose une Unité transcendante active ou Source absolue du monde, comme si la Vie était elle-même une grande âme choisissant les âmes pour s’exprimer, et qu’un ange de la vie était en nous pour nous redonner de l’âme perdue, mais qu’il y ait une puissance de l’âme seule capable de nous délivrer du moi (« nous pensons – à tort – que si nous ne sommes pas ce moi, nous ne sommes rien » p.162), et qu’on doive voir avec raison dans l’âme l’aventurière réelle de vivre, « la présence personnelle et sensible » (p.193) du mystère d’être en vie et d’en vouloir l’être depuis l’avenir, est leçon tonique et éclairante de ce livre ardent, exigeant et fraternel. Trois simples passages le diront mieux :

« On ne voit pas la réalité absolue ni la subjectivité absolue. Pourtant, ce sont elles qui donnent du sens à tout ce que l’on fait et à tout ce que l’on vit. Ce sens est tel qu’en musique, la musique attend Mozart. En philosophie, la philosophie attend Socrate. En morale, la morale attend l’homme de la raison morale et du devoir. Cette étrange inversion de la façon habituelle de voir les choses a du sens. Elle vient de l’avenir. La musique attend Mozart parce qu’elle attend d’avoir de l’avenir. La philosophie attend Socrate parce qu’elle attend d’avoir de l’avenir. La morale attend l’homme du devoir, parce qu’elle attend d’avoir de l’avenir. On peut étendre ce principe au monde » (p.74).

« Un homme qui est attiré par une femme n’a pas simplement des rêves de fusion. Et quand il est en colère, il ne rêve pas simplement d’abolir la loi pour accomplir ce rêve. Cet homme a un rêve profond qui vient de loin. Quand il est attiré par une femme, il cherche sa reine. Quand il est en colère, il cherche son roi. Quand il est attiré par une femme et qu’il est en colère, il cherche en lui la noce fondamentale du roi et de la reine qui est le propre de la recherche alchimique (…) afin de transformer le plomb de son existence en or de la liberté et de la vérité » (p.89).

« Le rire et les larmes sont deux façons de surmonter l’obstacle. Tandis que le rire le fait voler en éclats, les larmes font ressurgir la vie qui était, qui n’était plus et qui est à nouveau. Signe qu’ils sont complémentaires ; tandis que le rire défait, les larmes refont (…). “Ne ris pas, ne pleure pas, mais comprends” a dit Spinoza. “Au contraire, ris, pleure et comprends” a répondu un sage indien contemporain. Spinoza raisonne en homme sérieux et utile. Il ne voit pas que rire ne consiste pas à se moquer et pleurer à se lamenter. Il n’est pas encore sage. Le sage indien n’est plus un homme sérieux. Il a compris que rire ce n’est pas se moquer (mais voir les travers du moi derrière l’âme) ni pleurer se lamenter (mais dissoudre l’obstacle du moi dans le bain de l’âme). Pour Spinoza, on est dans la vie parce que l’on est dans la raison. Pour le sage indien, on est dans la raison parce que l’on est dans la vie » (p.163-4).

Bien sûr, l’horizon vivant de cette pensée est spirituel. Pendant sa lecture, « on est passé à l’autre plan de l’existence, celui de la présence qui englobe tout en faisant tout communiquer de présence à présence » (p.212). C’est que, pour l’auteur, l’Univers est, pour et par l’âme, la maison nécessaire du sens.

« Les bâtisseurs ne construisent jamais une maison sans lui donner des fondements en creusant une maison sous la terre avant de la construire sur terre. Ils agissent ainsi parce qu’ils ont compris que le monde n’est jamais qu’une succession de maisons. Sur cette maison qu’est l’univers, la création bâtit le monde, puis la vie, puis l’homme, puis la culture, puis l’histoire, puis l’Esprit. La maison humaine bâtit la maison des fondements avant de bâtir la maison humaine pour qu’elle devienne la maison du ciel » (p.213). Maison du ciel, dont l’âme humaine se fait ici fervente, malicieuse, bénévole et splendide artisane.

 

Marc Wetzel

 

Bertrand Vergely (né en 1953), philosophe à l’œuvre abondante et forte. Essayiste et conférencier. Derniers livres parus : Dieu veut des dieux (Mame, 2021), Voyage en Haute Connaissance (Editions du Relié, 2023). Intelligence et spiritualité ardemment réconciliées en un homme au travail !

 

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.