La Princesse de Bakounine, Lorenza Foschini
La Princesse de Bakounine, septembre 2017, trad. italien Karine Degliame-O’Keeffe, 224 pages, 20 €
Ecrivain(s): Lorenza Foschini Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)
Auteur d’un remarquable essai sur Le manteau de Proust, Lorenza Foschini retrace plusieurs destins russes dans cet essai qui prend la forme d’une enquête quasi policière en plein XIXe siècle.
Les figures de Bakounine, grand révolutionnaire, et de Zoé Obolenskaia, princesse rebelle qui a quitté son mari, gouverneur de Moscou, avec ses cinq enfants pour vivre en Europe occidentale et se livrer à sa passion de la politique, trouvent ici des portraits saisissants de vérité historique.
La recherche minutieuse entreprise par Lorenza Foschini a profité des services de descendants de cette princesse révolutionnaire, grande amie des anarchistes, modèle d’Anna Karénine pour Tolstoï. Zoé Petersen, son arrière-petite-fille, a transmis nombre de documents à l’auteure, ce qui fait de ce livre un ouvrage historique, et tout à la fois romanesque, tant la matière – exil, refuges, poursuites, rumeurs, méconduite, etc. – nourrit le lecteur, comme s’il était plongé dans le roman intime de personnages authentiques. Du reste, aux incertitudes livrées par le manque parfois de sources sûres, l’auteur répond en comblant les lacunes de « récits plausibles » des événements.
De Russie en Italie, de Moscou à Ischia, l’on suit ces personnages hauts en couleurs, dont le destin virevolte, à coups d’arrestations, de fuites, de rencontres secrètes… Ischia, dans les années 1860, sert de toile de fond aux soubresauts des mouvements politiques russes rebelles. Bakounine y tient cour, déverse ses discours, enflamme les visiteurs, écrit de multiples missives à l’adresse de ses pairs, amis ou concurrents politiques : Marx est du lot. La princesse, dans une Villa de l’île, reçoit Bakounine, devient sa confidente.
Le seul parcours de Bakounine vaut un livre : rebelle dès les années 1840, il est arrêté, emprisonné, en résidence sibérienne d’où il se sauve pour gagner l’Italie ou la Suisse – où il décédera.
La princesse, indépendante en diable, pourrait paraître frêle en comparaison du géant Bakounine, barbu à l’excès, au verbe tonitruant. Il n’en est rien : autonome, elle décide de son destin, en dépit de toutes les contraintes et oppositions. Qu’une princesse se mêle de politique – de surcroît dans le rang des opposants notoires au tsar – relève, pour le commun des mortels, de la folie pure et entraîne bien vite son expulsion des mémoires et de sa caste. Ramenée à l’ordre, elle perd la garde de ses enfants, se voit mettre tous ses biens sous séquestre marital : le mari trompé ne pouvait décemment fuir ses responsabilités et nuire à son empereur qui le tançait.
On se prend d’affection pour cette pauvre princesse, victime du temps, de sa propre indépendance d’esprit. Deux de ses filles la prendront comme modèle.
Ce destin d’une femme qui aura deux enfants hors mariage – inconcevable à l’époque – et un amour véritable pour leur père Walerian Mroczkowski, passionne, révèle combien les marqueurs d’une époque pesaient lourdement sur l’individu. La société russe de la fin du XIXe commence à voir se fendiller sa caste privilégiée sous les coups de boutoir des anarchistes européens.
L’histoire, la grande, et celle, intime des êtres, se mêlent ici pour donner un ouvrage qui se lit comme un roman, documenté d’une manière extraordinaire. L’écriture, fluide, précise, guide le lecteur, avec ses descriptions de lieux hors du temps, ces villas cossues d’île paradisiaque, d’usages (rencontres entre gens de savoir) et de modes.
Lorenza Foschini, dans le droit fil de son bel essai sur Proust, poursuit son travail d’ethnographie culturelle et historique des sociétés aristocratiques avant la grande catastrophe de 1914.
Philippe Leuckx
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