La Prime Lumière, Emanuele Tonon
La Prime Lumière, mars 2016, trad. italien Laurent Lombard, 128 pages, 15 €
Ecrivain(s): Emanuele Tonon Edition: Verdier
La Prime lumière est le second roman d’Emanuele Tonon, et son premier traduit en français (de l’italien).
Ce texte autobiographique est le long cri lancé à la figure du monde d’un être désemparé et fou de désespoir après avoir perdu la seule femme qu’il ait aimée : sa mère.
A presque quarante ans, il a vécu à ses côtés les dix dernières années après être passé par le noviciat au couvent franciscain de Spello, sans se soucier jamais de savoir ce qu’il deviendrait sans elle. Cette mère éternelle dans son dévouement exclusif et total était, il est vrai, à peine âgée de soixante ans quand un accident vasculaire cérébral l’emporta.
Texte d’une intimité douloureuse et fragile comme l’est cet être qui doit désormais apprendre à grandir sans soutien, à regarder le monde sans appui, ce monde qu’il a essayé par tous les moyens de fuir (en s’enfermant à la recherche de Dieu, puis dans l’alcool…).
Au fil des pages confidentielles qu’il nous livre, la figure de ce personnage féminin dévoué comme peuvent l’être à l’excès certaines mères du Sud de l’Italie, se dessine dans la lumière avec en fond, son histoire simple de fille-mère abandonnée quand, celle du narrateur absorbe toutes les parts d’ombre et s’enfonce dans les reproches et les tourments ; lui, si misérable, lui qui écrit des livres et s’agaçait de devoir se lever pour l’accompagner à son travail alors qu’il avait écrit toute la nuit. Parce qu’« à soixante ans tu étais encore obligée de travailler […] A cet âge-là, les êtres humains devraient se lever et dire : il ne reste presque rien, le plus gros c’est du souvenir, profitons de ce rien ».
Et elle, elle n’aura jamais su profiter de rien. Elle se sera occupée des siens, de lui et de son frère mais surtout de lui. Elle aura veillé sur lui, à lui préparer à manger, laver son linge, à essayer de lui faire ranger le désordre de sa chambre, l’empêcher de boire, en s’efforçant de lui prendre ses bouteilles chaque fois qu’elle en trouvait.
« Tu entrais dans cette chambre avec ta fureur de petit bout de femme de un mètre cinquante pour me prendre les bouteilles, les verres, pour extirper toute mon envie infinie de mourir. Tu trouvais les bouteilles, les verres vides, les verres souillés, parce que je cherchais à cacher que je les prenais dans la cuisine et je n’étais même pas capable de les laver. Je les remplissais de mes mélanges épouvantables, eau-de-vie et jus de poire, thé et whisky, gin et bière, parfois seulement du vin ».
Mais Emanuele ne boit plus que du vin maintenant qu’elle est partie. Si elle avait ouvert les yeux depuis son coma, il aurait cessé de boire.
Né d’un viol dont la blessure ne s’est jamais refermée, le narrateur reste dans cette incapacité à être au monde, cette impossibilité sans doute que la mère lui a transmise car elle la portait en elle comme on porte les stigmates de toute violence. Une souffrance qui accable et finit de vous faire courber l’échine, quand la pauvreté s’y adjoint. Parce que la peur avait pris le dessus, elle recouvrait de ses voiles sombres tout espoir de vivre et elle avait peur de tout, surtout des factures qu’il fallait payer de suite.
« Les pauvres doivent toujours payer, tout et tout de suite, payer et se taire et travailler et bénir le Seigneur de pouvoir travailler, de pouvoir se faire tuer jour après jour ».
« J’aurais dû te tirer dans le lit avec moi chaque matin, te couvrir de baisers, te salir de mon sang coagulé de crucifié nocturne. J’aurais dû te témoigner mon amour, au lieu de rester la proie du silence, tandis que se refermaient les stigmates, que les croûtes se craquelaient et que je revenais dans le monde des vivants ».
Il y a dans ces mots traversés de larmes et de sang toute la culpabilité d’un fils qui, à vouloir fuir le monde et sa violence, réalise le manque de celle qu’il appelle « mon amour » à longueur de page, et toute l’insuffisance (dont il n’a pas mesuré l’importance) à lui dire et lui montrer qu’il l’aimait.
« Toi, morte, tu es la Couronnée, la Mère qui a accouché dans la douleur rien que pour me serrer dans ses bras, pour se faire téter les mamelons, pour me dire qu’il est juste de se dilapider, de se faire transpercer, de ne retenir que quelque possible forme d’amour, la Mère qui a adoré son bourreau, qui l’a fait devenir sa merveille. Maintenant tu es dans la Joie et moi, aveugle comme toi, je ne peux te voir que les yeux clos. Maintenant, viens… »
C’est dans la tendresse et le sentiment, par ces mots, d’avoir tout accompli, que se clôt ce livre bouleversant, cet hymne à l’amour maternel.
Marie-Josée Desvignes
- Vu : 3412