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La poupée de Kafka, Fabrice Colin

Ecrit par Anne Morin 03.03.16 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Roman

La poupée de Kafka, janvier 2016, 259 pages, 20 €

Ecrivain(s): Fabrice Colin Edition: Actes Sud

La poupée de Kafka, Fabrice Colin

 

L’histoire de la poupée de Kafka repose jusqu’à la fin sur un malentendu, des faux-semblants. Des mésententes, ou des rencontres esquissées, ratées, avortées d’un père, Abel Spieler, trop souvent absent, distrait ou au contraire trop pesant, et de sa fille, Julie, autodidacte, volontaire, intrépide, vivante, en quête désespérément d’un point d’accroche, d’un accord avec ce père enseignant, séducteur impénitent, vivant dans les traces de Kafka dont il connaît tous les tours et détours, les ombres et les lumières, les faux jours de la personnalité :

« Quelle que soit la véhémence avec laquelle le professeur s’en défendît, le saltimbanque Kafka, le funambule, le déséquilibriste, avait toujours occupé une place à part dans son cœur, dédaignant querelles et piètres batailles, planant en souverain au-dessus des oriflammes littéraires » (p.30).

Elle, Julie, se réfère le plus souvent aux aphorismes de Zürau, son père au Journal, au Procès, à La Métamorphose (p.155). Curieusement (?) Le Château où se perd la trace de Kafka, de son côté le plus suspendu, en suspens, s’il n’est pas cité une seule fois, est partout présent et se révèle enfin dans le délire de Julie :

« Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le château trônait au sommet de la colline » (p.250).

De quoi est-il question ici ? D’un qui-vive ? lancé par les personnages, Julie, son père et la putative ex-petite fille, récipiendaire des lettres de la poupée, écrites par Kafka, Else, dans une improbable réunion à trois. Julie devient par hasard l’accompagnatrice d’Else, débusquée pour son père pour enfin un partage, une complicité, Else petite juive qui a connu plusieurs vies, dont les souvenirs remontent, font surface, se télescopent, et dont on n’est pas sûr qu’ils soient tous authentiques. Et Abel, le père, qui s’invente un cancer comme un lien pour se rapprocher de sa fille.

Enigme d’une rencontre, plus proche du huis clos où les trois personnages s’évitent et ne se présentent pas, s’esquivent sans s’éviter, plus exactement s’évitent en s’esquivant. Else se ferme et refuse deparler à Abel – et plus encore, il va sans dire, de la poupée –, Abel approche Julie sans parvenir à lui dire la vérité sur son état ni sur l’amour rentré qu’il lui porte, Julie dit à son père le manque de sa mère – morte quelques années auparavant – et s’enfuit pour une ascension qui se révélera à la fois tragique et libératoire, en volant à Else la dernière lettre de Kafka à la petite fille à la poupée.

Kafka domine cet univers clos et habite chacun d’eux plus ou moins intensément, plus ou moins secrètement : pour Abel, qui a choisi de le nommer le Célibataire : « Derrière eux, à l’orée de la forêt, le Célibataire leur jeta un coup d’œil intéressé, frotta du pouce le cadran de sa montre gousset puis recula à couvert. Seul Abel le voyait, bien sûr… » (p.148).

« Abel Spieler avait longtemps hésité quant au nom intime à donner à Kafka pour usage personnel : le poète, le professeur, Franz ? » (p.149).

S’il apparaît en témoin muet aux côtés d’Abel, Kafka n’apparaît à Else qu’une fois, aux derniers instants de sa vie :

« C’est alors qu’elle l’aperçoit. En bas, sur le bord du chemin, dans l’un de ses costumes bleu-gris : il attend. Sa mise si nette, son air contrit d’employé modèle. Elle pourrait l’appeler, lui adresser un signe – Franz ? Monsieur ? (…) Et s’il me souriait, se demande Else, quel sens donnerais-je à ce sourire ? »(p.258-259).

Pour Julie, c’est un retour à la vie :

« Quant à cette figure, là-bas, près de la fenêtre aux volets clos, étique et d’une grâce de Pierrot royal, était-ce encore un rêve ou (…) c’est lui, se disait-elle avec une sorte de ferveur panique, celui qui m’aidera un jour » (p.34).

« Vous me suiviez, mademoiselle. La voix était calme, étonnamment mélodieuse.

J’ai… j’ai quelque chose à vous remettre.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule (…)

Kafka rajusta son chapeau, fixant son regard sur la colline, le château (…) Puis il la salua, s’éloigna sur le pont et se fondit dans la brume. Autour de Julie, tout s’animait et devenait lumière » (p.250-251).

Deux moments, en abîme, qui se font écho, inversés : « Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». Abel le perd de vue, alors que Else retrouve le sourire à (de) la petite fille qu’elle était en s’enfuyant, et Julie, en rendant symboliquement la lettre à Kafka, retourne selon ce qu’elle avait pressenti, à la vie.

 

Anne Morin

 


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A propos de l'écrivain

Fabrice Colin

 

Né en 1972 en région parisienne, auteur de nombreux textes pour la jeunesse, lauréat à quatre reprises du grand prix de l’Imaginaire, Fabrice Colin est également auteur de thrillers et de romans de littérature générale. Scénariste occasionnel pour la BD, auteur de pièces radiophoniques pour France Culture et journaliste pour le magazine Chronic’art, il occupe par ailleurs les fonctions de directeur éditorial au sein des éditions Super 8.

 

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.