La porte étroite, André Gide (par Léon-Marc Levy)
La porte étroite, André Gide, Folio, 182 pages
Edition: Folio (Gallimard)
Un roman sublime est le mot qui s’impose à la lecture de cet ouvrage. Sublime dans toute sa polysémie, à la fois d’une beauté fabuleuse, d’une élévation d’âme absolue, d’une intensité incandescente et enfin le roman d’une sublimation amoureuse irrésistible vers l’Autre et vers Dieu. Alissa et Jérôme sont les doubles littéraires de Ada et Van (Ada ou l’ardeur, Vladimir Nabokov) qui, par le mécanisme puissant de la sublimation, transfèrent l’ardeur des sens vers l’ardeur des âmes. Dans les deux cas la quête suprême est l’absolu et pour Gide le chemin est celui d’un voyage intérieur. Dans un récit marqué par une tension extrême et continue, il tisse une histoire introspective qui met en jeu la possibilité de la pureté.
Aux élans irrépressibles du cœur de Jérôme répondent les passions spirituelles d’Alissa, l’un amoureux, l’autre extatique. Non qu’Alissa aime moins Jérôme que Jérôme aime Alissa mais les chemins de la passion diffèrent, plus amoureux pour l’un, plus mystiques pour l’autre comme une exigence intangible de pureté qui ne supporte aucune trace triviale. Ainsi Alissa :
Mais pourquoi nous fiancerions-nous ? Ne nous suffit-il pas de savoir que nous sommes et que nous resterons l’un à l’autre, sans que le monde en soit informé ? S’il me plaît d’engager toute ma vie pour elle, trouverais-tu plus beau que je lie mon amour par des promesses ? Pas moi. Des vœux sembleraient une injure à l’amour… Je ne désirerais me fiancer que si je me défiais d’elle.
C’est elle qui tire la passion vers le haut, lui confère ses élans divins. Dès les premiers chapitres on devine qu’il y a là une tension entre les deux enfants qui risque la brisure. Comme lors de cet échange.
« Moi, je ne te quitterai jamais ».
Elle haussa un peu les épaules :
« N’es-tu pas assez fort pour marcher seul ? C’est tout seul que chacun de nous doit gagner Dieu.
– Mais c’est toi qui me montres la route.
– Pourquoi veux-tu chercher un autre guide que le Christ ?… Crois-tu que nous soyons jamais plus près l’un de l’autre que lorsque, chacun de nous oubliant l’autre, nous prions Dieu ?
– Oui, de nous réunir, interrompis-je ; c’est ce que je lui demande chaque matin et chaque soir.
– Est-ce que tu ne comprends pas ce que peut être la communion en Dieu ?
– Je la comprends de tout mon cœur : c’est se retrouver éperdument dans une même chose adorée. Il me semble que c’est précisément pour te retrouver que j’adore ce que je sais que tu adores aussi.
– Ton adoration n’est point pure.
– Ne m’en demande pas trop. Je ferais fi du ciel si je ne devais pas t’y retrouver ».
La vibration mystique d’Alissa tend déjà son piège, celui qui va dans ses nœuds étouffer l’amour. Dans la tradition séculaire des amours impossibles, Gide érige des obstacles devant les amoureux mais, à l’inverse de ceux qui séparent Héloïse et Abélard, Tristan et Yseut ou Romeo et Juliette, ces obstacles ne sont en aucun cas extérieurs. Ils sont intérieurs, issus des mouvements des âmes. L’attrait de la transcendance spirituelle qui habite Alissa s’oppose à vivre son amour, pourtant total, pour Jérôme. Elle croit fermement que l’amour humain, aussi pur soit-il, est une distraction de l’amour divin. Pour elle, entrer par « la porte étroite » mentionnée dans l’Évangile – qui fait épigraphe et titre à ce roman – c’est choisir un chemin de renoncement et de souffrance, plutôt que de céder à la tentation du bonheur terrestre. Une autre Passion la dévore.
Le roman est ainsi une méditation profonde sur le conflit entre l’esprit et la chair, le devoir et le désir, le terrestre et le divin.
Comme une ombre, plane sur le roman la poésie de Baudelaire. Comme une métaphore de la tension entre le terrestre et le céleste. Jérôme cite le premier vers de Chant d’Automne : Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres, et Juliette, la sœur d’Alissa, avec qui il se promène dans le jardin normand, lui répond : Adieu vive clarté de nos étés trop courts. Ombre et lumière traversent l’amour de Jérôme et Alissa comme deux lames acérées qui déchirent.
Plus loin, dans une lettre, Alissa écrit : Je donnerais tout Hugo pour quelques sonnets de Baudelaire. Le mot : grand poète, ne veut rien dire : c’est être un pur poète qui importe…
L’absolutisme spirituel d’Alissa résonne encore dans cette assertion. À la vaste entreprise littéraire de Hugo, elle préfère le resserrement, l’alambic poétique de Baudelaire. L’intransigeance du poète des Fleurs du Mal fait écho à la sienne.
La lecture de La porte étroite est un bain de lumière.
Néanmoins une question reste, lancinante : André Gide n’a-t-il pas écrit là le roman d’une psychose ?
Léon-Marc Levy
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