La poésie et les notes d'Antoine Émaz : au plus près (2/2)
C’est l’une des grandes forces des notes d’Émaz que d’articuler, avec beaucoup de nudité (mais nudité ne veut pas dire absence de pudeur), – en réservant quantité de marges, là où s’avance le dire –, la présence d’un être au monde.
Dans la souffrance de la peur qui tord les boyaux et donne envie de vomir sans qu’il soit possible de le faire comme dans l’atonie paisible d’un regard complètement fixe posé longtemps sur des fleurs qui, elles, ne le sont pas, tressautant légèrement dans le vent.
Dans l’immobilité pensive, parcourue par les traînées nuageuses éparses de la pensée, d’une conscience dans une cuisine, ciel surplombant une nappe.
Si Émaz s’affirme incontestablement comme un auteur majeur de ce siècle naissant, l’un des plus grands poètes, c’est parce qu’il ne triche jamais, ni avec le langage, ni avec lui-même.
L’on est ainsi, en tant que lecteur, face à des livres bruts (mais extraordinairement travaillés, jusque dans leur structure, dans le réseau de tensions qu’ils instaurent en leur sein ; l’un n’exclut pas l’autre) qui questionnent notre rapport au monde, et, en le questionnant, le réinventent.
Car, plongé dans la lecture du poème ou de la note, l’on n’est pas à côté de sa vie. L’on est dans la vie.
Et par les mots qui vibrent, au maximum de leur minimum, le réel soudain apparaît, avec une force et une précision qui, parce que c’est le réel d’un être en prise avec la vie, avec la souffrance qui y est rattachée, communiquent en nous leur pouvoir d’évocation, et nous rendent soudain en posture d’être de plain-pied dans une émotion. Celle du vivant.
Émaz ne cesse de dire « C’est » dans chacun de ses poèmes, même quand il ne dit jamais « C’est ».
Dans chacune de ses notes (il faut remercier François Bon d’avoir republié Cambouis chez publie.net), c’est « Cela » qui apparaît, en déflagration douce.
Émaz écrit à partir de lui-même, sans mensonge, au plus juste de la façon dont son être est en étreinte impossible avec la vie.
De cette adéquation jamais parfaite, jamais entière ; de cette impossible jonction, source de douleur, toujours ; de cette façon d’être bloqué, empêché, qui fait que le réel soudain prend la réalité et la matérialité d’un mur posé devant soi, mur beckettien qui n’est pas sans rappeler Fin de partie ; de cette façon d’être arrêté, sans air, poussant l’être à chercher l’air, à chercher l’énergie qui fera que soudain le blocage puisse être levé (façon aussi de n’être jamais en étreinte avec le cours des choses,façon qui rend l’être comme toujours à côté des choses, et dans ce lieu des marges qui est seul à même de pouvoir permettre, de par la distance, même minime, qu’il offre, de rendre compte des choses, de les voir et de les nommer, mais jamais en les séparant de l’humain) ; de cette suffocation qui n’en finit jamais, en se perpétuant, d’être ce moteur qui fait avancer l’être en le poussant à chercher le mouvement en lui-même qui sera – qui fera – appel d’air, le mouvement qui est, en son plus profond, l’attente même ; de cela, de tout cela naît une conscience aiguë de la morale.
Car, dans la lignée de Reverdy, Émaz est bien un moraliste, cherchant, dans une époque qui monte le nihilisme en neige et s’en repaît, comme s’il s’agissait là d’une sucrerie finalement peu amère à consommer sans modération (car sans risque de faire monter la glycémie), un regard juste sur les choses qui soit aussi un faire.
Si le dire permet, dans les poèmes, à un événement qui avait une charge émotionnelle très forte, mais comme étouffée par son cours, par sa manière de surgissement, d’être soudain, en étant un événement qui se dit, qui peut être dit, cela même qui est surmonté par l’être qui fut d’abord touché, écrasé par lui, et cela même dont l’importance apparaît vraiment, dans le même temps, alors qu’avant l’événement était l’anonyme, alors qu’avant l’événement n’avait, même broyant au plus près l’être, pas de visage véritable ; si le dire est dans les poèmes ce qui permet de faire le deuil de la portée indicible de l’événement (indicible et saccageuse, dans la mesure justement où l’on est dans l’ordre de l’indicible, et donc de l’irreprésentable, dans la mesure où l’on est dans l’ordre du nightmare – où l’on est dans l’ordre de la seule succession d’images enracinée dans la seule logique de la pulsion du refoulé et du défoulé), permettant à l’être en proie au dire et au monde qui s’y joue (monde de langage duquel suinte le monde de nos représentations) d’être celui qui marche, qui se tient debout, face à la tempête, même menue tempête, d’être celui qui marche inlassablement malgré, il s’agit également, dans le même temps, de faire en sorte que le langage soit un faire, une façon de se tenir engagé dans la vie, le plus justement possible, en accord intense et intensément renouvelé avec une morale qui n’est, en définitive, qu’une façon d’être pleinement de plain-pied dans le monde, dans le monde tel qu’il va (mal), dans sa contemporanéité, dans son cours le plus présent.
Aussi la dimension morale et la dimension politique des notes et des poèmes d’Émaz sont-elles finalement inextricablement liées, puisque toujours, il s’agit de résister, et dans un acte de résistance qui se confonde pleinement avec une façon, toujours ardente (même d’une ardeur froide), d’être au monde.
Matthieu Gosztola
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