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La poésie et les notes d'Antoine Émaz : au plus près (1/2)

Ecrit par Matthieu Gosztola 12.10.12 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

La poésie et les notes d'Antoine Émaz : au plus près (1/2)

 

Caisse claire, poèmes, 1990-1997, anthologie établie par François-Marie Deyrolle, postface de Jean-Patrick Courtois, Points, collection Points. Poésie, 2007, 231 pages, 7,60 €

Sauf, encres de Djamel Meskache, Tarabuste, collection Reprises, 2011, 330 p., 13 €

Cuisine, publie.net, collection Temps réel, 2012, 240 pages, 3,99 €

Cambouis, publie.net, collection Temps réel, 2010, 268 pages, 3,49 €

 

Chaque poème d’Antoine Émaz est force percussive du peu, au plus près des choses, au plus ras du réel.

Il s’agit de dire ce qui est, précisément.

Le poème est os, le plus souvent, même si parfois il est coulée de boue.

Pour que la précision puisse être absolument effective, les mots doivent être choisis avec beaucoup d’ardeur froide, faits eux-mêmes de peu, puisqu’il s’agit de dire le peu.

Aussi Émaz utilise-t-il une langue commune, pour relater ce que chacun peut vivre.

Il s’agit d’être dans une communauté d’affects et de pensées avec le lecteur afin que quelque chose puisse se jouer, par le poème, qui soit de l’ordre de l’émotion.

Qu’Émaz ne soit pas « sentimental » n’interdit ainsi nullement l’émotion et la simplicité du poème, si elle nous permet de rentrer directement en lien avec lui, cache en réalité une somme inépuisable de mots, – mots écartés, pour ne laisser que l’indispensable, que le plus tendu de la corde posée au-dessus du vide.

Posée pour simplement avancer, sans fioritures, loin du brillant ostentatoire, parfois superbe mais toujours mensonger quant au trajet simple d’un affect au-dedans de soi, au-dedans du ventre, car c’est de là que tout vient, c’est de là que vient la peur notamment. Loin du brillant avec quoi peut se confondre le langage. Loin de toutes ces parures avec lesquelles il se confond effectivement, aujourd’hui, et souvent.

Si les mots sont simples, sont brefs, à l’intérieur de poèmes qui le sont également le plus souvent (même s’ils déplient, mis bout à bout, l’espace musical et feuilleté de la suite), ce n’est pas seulement pour inventer avec le lecteur un espace de parole et d’écoute qui soit commun, c’est aussi parce que l’auteur, extrêmement soucieux de langue, répétant les mêmes mots, – comme s’il s’agissait à chaque prononciation sur la page de leur faire arracher de l’encre, de les polir encore davantage –, cherche à faire que la réalité, pour advenir totalement, devienne cela même qui palpite invisiblement sur le papier : petit cœur du langage qui bat lentement, ou de façon précipitée (l’enjambement, dans la façon toujours très précise suivant laquelle il est conduit, permet l’accélération ou le ralentissement de ce rythme), petit cœur du langage qui bat, – sans que le souffle des mots fuie de ses ventricules –, qui bat, et qui contient le réel.

Le réel devenu soudain, dans toute son entièreté, mots : ainsi, certains substantifs comme « mur » ou « glycine » ou « nappe » s’affirment avec une force telle qu’ils semblent être, pour toujours, rattachés à la poésie – et à la prose – d’Antoine Émaz.

Si c’est le cœur du langage qui bat sur la page, cœur qui devient le cœur du réel (je parle, comme on l’a compris, du muscle, et non d’une entité symbolique), faisant entendre sa palpitation non pas secrète mais inaudible dans le désastre cahoté des jours, dans leur désordre un peu brûlant, alors est-il logique qu’Émaz, soucieux de faire que ce cœur soit ce qui se prononce, choisisse les mots de peu de sons.

Chaque mot d’une syllabe porte en lui la netteté d’un battement.

Ces mots de peu de sons s’affirment suivant la force percussive du vivant.

Et l’on comprend pourquoi – non pas en parallèle mais suivant le même élan conjoint de langage et de pensée – Émaz est un auteur tellement attentif aux sons, de toute sorte : sons de son univers qu’il ne cesse d’écouter, qui, parfois, tombant dans l’ordinaire de l’écoute, et ainsi presqu’oubliés (comme le bruit du réfrigérateur par exemple), n’en sont pas moins ce qui perce jusqu’à la page de notes, ce qui perce en elle jusqu’à la rendre oreille tendue pour le plus commun, c’est-à-dire pour l’indicible.

Car le plus commun, n’est-ce pas cela même que l’on cache ou que l’on échoue toujours à restituer, lui faisant perdre son identité d’entité commune au cours de l’opération de transmutation propre à la poésie, et à la prose ?

Ce qui est le plus commun, c’est ce qui est propre au vivant, au quotidien du vivant. C’est ce qui est propre au quotidien d’une vie en prise avec les choses de la vie, d’une vie qui ne sublime pas le faire mais qui le restitue, dans ses actes, précisément et patiemment en tant que faire. En tant que purfaire.

Hisser le plus commun jusqu’au langage.

Faire du langage une caisse de résonance pour ce plus commun, une caisse de résonance qui soudain se trouve emplie d’une émotion vivante, vivante en nous lecteurs, d’une émotion pas entendue jusque-là, là est le boulot d’Émaz. Ce à quoi il parvient.

 

Matthieu Gosztola

 

Antoine Émaz est un poète français né en 1955 à Paris. Il vit à Angers où il enseigne en lycée. Il est l’auteur d’une œuvre poétique importante et d’études littéraires sur André du Bouchet, Eugène Guillevic et Pierre Reverdy.

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com