La Petite Dorrit, Charles Dickens
La Petite Dorrit, Archipoche, avril 2015, trad. de l’anglais par Paul Lorain, révisée par Géraldine Barbe, 2 tomes, 640 pages & 600 pages, 9,65 € & 9,65 €
Ecrivain(s): Charles Dickens
Seizième roman de Charles Dickens (1812-1870), souvent présenté, parmi d’autres, comme emblématique de son œuvre, La Petite Dorrit (1855-1857) connut une première publication en dix-neuf livraisons, réunies en deux tomes par l’auteur ; c’est cette subdivision en deux tomes, pratique, qu’ont choisi de respecter les éditions Archi Poche pour cette réédition à la traduction révisée.
Le premier tome est celui de la « pauvreté », ainsi que Dickens l’a intitulé, et l’on voit effectivement Amy Dorrit se vendre comme couturière pour faire vivre son père William, emprisonné à la Marshalsea depuis avant sa naissance ; cet emprisonnement montre le véritable sujet de ce roman : la stupidité, voire l’imbécillité de nombreuses institutions anglaises. Ainsi de la Marshalsea, prison pour dettes que fréquenta le père de l’auteur : on ne peut en sortir qu’une fois ses dettes réglées, alors qu’on ne peut travailler… En poussant le raisonnement jusqu’au bout, on se retrouve, comme le père de la petite Dorrit, à mener la vie d’un « père » putatif pour tous les pensionnaires occasionnels de cette prison…
Mais ce n’est pas tout : Dickens profite de cette histoire d’une jeune femme angélique entourée de personnes ingrates (à commencer par son père, inconséquent au possible et aveugle à tous les sacrifices consentis par sa cadette, sa sœur aînée, Fanny, d’un snobisme à gifler, et son frère, d’une veulerie à mettre un pied au derrière), et d’autres infatuées de leur petite importance et d’autres tout simplement stupides, pour créer de toute pièce une merveille, un somptueux morceau romanesque : le Ministère des Circonlocutions. C’est la trouvaille magnifique de ce premier tome, qui pourtant n’en manque pas, la façon la plus intelligente qui soit pour Dickens de critiquer la société anglaise dans son immobilisme : « Cette glorieuse administration était entrée en fonction lorsque l’unique et sublime principe relatif à l’art de gouverner un pays fut clairement révélé pour la première fois aux hommes d’Etat. Elle commença par étudier cette brillante révélation, puis par faire rayonner sa salutaire influence sur toutes les procédures officielles. Quelle que fût la chose à faire, le ministère des Circonlocutions devançait tous les services publics dans l’art de ne rien faire ». S’ensuivent, directement après ce paragraphe et plus loin dans le roman, des passages jouissifs sur ce ministère si particulier et la famille qui a réussi à se l’approprier, les Barnacle.
Dans ce premier tome, Dickens met en place tous les ressorts de l’histoire : le roman s’ouvre ainsi sur une scène de prison marseillaise, dont les deux protagonistes font des apparitions sporadiques et parfois mystérieuses dans les trente-cinq chapitres suivants ; quant au second chapitre, il montre quant à lui les futurs principaux personnages du roman, mis à part la famille Dorrit, la mère de Mr Clennam, qui reste enfermée dans sa chambre depuis des années, et quelques autres typiquement londoniens, à ceci près que ces personnages sont en quarantaine à Marseille. Le moins qu’on puisse dire est que Dickens ouvre de la sorte un roman dont le thème principal pourrait être l’enfermement, du moins dans sa première partie…
Cette première partie est aussi l’occasion pour Dickens de faire visiter un Londres populaire mais insalubre (« Des lieues entières de puits malsains, de maisons encaissées, où les habitants tiraient la langue faute d’air, s’étendaient dans toutes les directions. Un égout meurtrier traversait le cœur de la ville, coulait et refluait à la place d’une belle rivière »), où vivote tout un petit peuple dont abusent des propriétaires présentant bien mais au cœur de pierre – une autre thématique de ce roman pourrait être les faux-semblants, qu’ils s’agissent d’identités ignorées (ainsi la famille Dorrit va-t-elle échapper à la pauvreté en fin de volume) ou d’identités dissimulées (le brave vieillard en apparence, « le patriarche », en réalité le pire des avares, par exemple, alors que son homme de main, Pancks, sordide en apparence, s’avère muni d’un grand cœur).
Du point de vue stylistique, on se laisse emporter par Dickens, qui est entre autres capable de faire varier la vitesse de sa plume pour mieux rendre la parole de tel ou tel personnage (la Flora, ancienne amoureuse de Mr Clennam, qui ne connaît comme signe de ponctuation que la virgule, et dont les phrases commencent sur un sujet pour finir sur tout autre chose – truc qui finit par devenir un leitmotiv hilarant), ou d’identifier un personnage à un tic de langage (ah ! le côté « pratique » de Mr Meagles !… et les « hem… » de William Dorrit, cet homme qui aurait pu travailler pour le Ministère des Circonlocutions tant il est habile à tourner autour du pot) ; la narration de Dickens est de celles qui ont du souffle, qui entraînent le lecteur jusqu’au milieu de la nuit pourvu qu’il se soit laissé prendre au jeu d’un auteur maniant avec finesse l’ironie la plus subtile. Et on se retrouve donc six cents pages plus tard à se demander quelle suite vont connaître les aventures de la Petite Dorrit et de tous les personnages qui l’entourent, puisque Dickens a fait planer l’un ou l’autre mystère… Une seule solution : lire le second tome, intitulé « Richesse », et dans lequel toutes les qualités relevées précédemment sont présentes, y compris l’inénarrable invention (mais en est-ce vraiment une ?…) qu’est le Ministère des Circonlocutions.
Afin de ne pas trop dévoiler l’intrigue, ajoutons juste que ce second tome s’ouvre sur des pages dignes d’Ann Radcliffe, un lieu décrit de façon à générer l’inquiétude chez le lecteur, comme dans les meilleures pages du roman gothique ; Dickens montre ainsi la puissante diversité de sa plume et rend probablement hommage à un genre qui n’a pu que l’influencer étant donné son succès retentissant durant sa jeunesse encore. Signalons aussi l’apparition d’un nouveau personnage tout à fait savoureux, Mrs General, chargée de l’éducation de la Petite Dorrit et de sa sœur (une femme vivant dans un univers de « prunes et de prismes »…), ainsi que des passages où Gowan, peintre raté, fait preuve d’un cynisme réjouissant (« je me fais l’effet d’un traître dans le camp de ces chers camarades, doués, bons et nobles, que sont mes confrères peintres. C’est n’est pourtant pas ma faute si je n’imite pas mieux leur charlatanisme de convention »), et d’autres où il est question d’un certain Merdle, homme supérieur car champion de la spéculation, et de sa femme, vitrine littérale de sa richesse (les deux offrant à Dickens l’occasion de passages savoureux, entre autres un dîner entre puissants qui occupe tout le chapitre 12)… Jouant de ses personnages comme des défauts britanniques, Dickens joue aussi des méthodes narratives, livrant ici des lettres, là un mémoire, pour faire avancer l’intrigue, menant à grand train le lecteur vers une fin heureuse, cela va sans dire, mais qui ne sera telle qu’après la mise au jour de mystères annoncés dès le premier tome… Le tout forme un diptyque puissant et une critique ironique des pires défauts anglais, qu’il s’agisse de l’immobilisme politique ou de la spéculation financière, ainsi, au passage, qu’une très belle histoire gravitant autour d’une jeune femme incapable de s’abaisser moralement, et qui finalement sera aimée comme il se doit. Un chef-d’œuvre absolu ? Non, mais un grand roman, généreux et souvent drôle, contenant son lot de passages d’anthologie, oui. Une lecture chaudement recommandée pour toutes les saisons, en somme.
Didier Smal
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