La petite différence et ses grandes conséquences, Alice Schwarzer (par Yasmina Mahdi)
La petite différence et ses grandes conséquences, Alice Schwarzer, éditions Des femmes Antoinette Fouque, octobre 2023, trad. allemand, Marthe Wendt, Leslie Gaspar, nouvelle préface traduite en allemand, Anne-Charlotte Chasset, 298 pages, 9 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Article 16. Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. La constitution est nulle si la majorité des individus qui composent la Nation n’a pas coopéré à sa rédaction (Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenneté, 1791).
Contraintes et résignation du rôle féminin
La petite différence et ses grandes conséquences d’Alice Schwarzer (née en 1942 à Wuppertal, journaliste, l’une des féministes allemandes les plus reconnues) est un texte militant. L’ouvrage, réédité, fut un best-seller dans les années 1970 et traduit en plusieurs langues.
Alice Schwarzer y analyse les rapports de couple d’un point de vue féministe, à travers les comportements genrés et conventionnels, essentialisant les femmes. Elle mène une enquête sociologique datant des années 1970 en questionnant un certain nombre de femmes d’origines distinctes, âgées de 21 ans à plus de 50 ans, sur leur rapport de couple, leur vie privée, l’organisation de leur emploi du temps, les tabous et la pression sociale qu’elles subissent depuis l’enfance. Les réponses, timides au début, restent saisissantes. Le contrat de mariage fonctionne sur le rapport de force et de domination. « La sexualité est le grand problème des femmes. Miroir de leur oppression, elle en est aussi l’instrument ».
Diverses épouses et mères de famille de classes sociales éloignées sont interrogées. Or, « des rapports judiciaires prouvent que le bourgeois n’est pas moins brutal – il le cache plus que le prolétaire, voilà tout […] Le comportement du mari n’est pas moins typique. C’est par la violence que les hommes réagissent le plus souvent aux tentatives de révolte de leurs femmes ». Dans le contrat socio-sacrificiel de l’épouse et mère au foyer, « la sexualité (…) est restée son plus lourd fardeau ». De la conjugalité émerge beaucoup d’angoisse et de dépression. Il est étonnant de constater, avec les exemples cités, les difficultés communes de femmes élevées dans un pays démocratique et pourvu économiquement. La collectivité allemande apparaît conservatrice et dogmatique, dans laquelle « la variante moderne consiste pour les femmes à avoir un métier », tout en obéissant aux devoirs matrimoniaux et domestiques. L’infantilisation, l’asservissement et la dépendance caractérisent encore largement la vie de l’ensemble des femmes allemandes en 1968, où la pornographie était prônée comme libération sexuelle. Chose que dément en 2023 Alice Schwarzer : « La pornographie a apporté de nouvelles contraintes et a renforcé les rôles de genre. Car elle relie le plaisir à l’humiliation (…) elle pervertit les hommes – et tue l’érotisme ».
Ce livre aborde spécifiquement la sexualité conjugale (ainsi que celle de la prostituée) – l’homosexualité étant encore considérée comme une anomalie mentale, passible d’internement. A. Schwarzer relève un extrait du Spiegel : en 1963 « une femme pour 300 hommes prenait la fuite. C’est en 1973 qu’on a compté pour la première fois autant d’évadées que d’évadés » du foyer conjugal. L’auteure dénonce les mécanismes comportementaux de la RFA, où le programme marital, politique, religieux et économique pour la femme se résumait à l’allitération Kinder, küche, kirche (enfants, cuisine, église). L’origine de la formule est généralement attribuée au Kaiser Guillaume II. L’expression fut reprise par le Troisième Reich et par les mouvements antiféministes et traditionnalistes de l’après-guerre. Adolf Hitler affirma que pour la femme allemande, « l’Univers est son mari, sa famille, ses enfants et son foyer », Kinder et küche, propagande qui s’explique par les rejets du christianisme par le nazisme, et par la remise de la Ehrenkreuz der deutschen (croix d’honneur de la mère allemande) aux mères ayant mis au monde quatre enfants ou plus.
L’essai d’Alice Schwarzer met à mal le mythe de l’amour libre, celui de l’idée de « nature », du coït obligatoire pour la jouissance, des « rapports sexuels (…) dits “naturels” ». Elle est l’initiatrice d’une campagne médiatique (« PorNo ») visant à l’interdiction de la pornographie. Elle remet en cause un pan de l’histoire dominante du XXème siècle établie par des penseurs, psychologues, psychiatres, etc., ayant imposé la socialisation d’un réductionnisme biologique. La journaliste et sociologue réfute « l’instinct maternel », et fournit un beau contre-exemple, à l’instar de Bruno Bettelheim (1903-1990), et « du professeur Ursula Lehr » (1930-2022) qui écrit au sujet d’expérimentations éducatives : « Chez les enfants de dix ans élevés dans un kibboutz, on note, grâce aux tests, un niveau d’intelligence et d’adaptation plus élevé [pour des] enfants qui grandissent dans une collectivité, gardés par plusieurs personnes en même temps ».
Yasmina Mahdi
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