La Petite apocalypse, Tadeusz Konwicki (par Yann Suty)
La Petite apocalypse (Mala apokalipsa, 1979), Tadeusz Konwicki, février 2020, trad. polonais, Zofia Bobowicz, 328 pages, 18,90 €
Edition: Editions du Typhon
Quand on boit beaucoup, c’est souvent le lendemain que c’est le plus difficile. « Une cigarette à jeun n’arrange certainement pas la santé, mais cent grammes de vodka par-dessus, c’est la mort certaine. Après tout, ce ne serait pas plus mal » (p.33). Le narrateur est en pleine déprime, il fume cigarette sur cigarette, boit de l’alcool plus que de raison. D’ailleurs, le matin où l’on fait sa rencontre, il se réveille avec une sévère gueule de bois. Il est aussi écrivain qui a eu un jour du succès, mais ça fait un moment qu’il n’a pas écrit une seule ligne. Ce matin-là, il n’a pas le temps de récupérer ses esprits que deux de ses amis viennent chez lui. Ils lui font une étrange proposition. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait une proposition, mais plutôt un commandement : « Que ce soir, à huit heures précises, tu te fasses brûler vif devant le comité central du Parti ».
Le narrateur est d’abord un peu incrédule, mais se laisse très (trop ?) vite convaincre. Son spectaculaire sacrifice pourra contribuer à saper le régime, expliquent ses comparses. Et pas n’importe quel régime, mais le régime communiste polonais, sous domination soviétique, quelques années avant la montée en puissance de Solidarnosc.
« Tiens, c’est presque un symbole. Encore un. Mais destiné à qui, à l’éternité ou à ces idiots de mes contemporains ? Un geste bien compliqué et illisible, pour sûr. Faut-il y voir une condamnation de notre régime de marionnettes empêtrées dans leur servilité ou une accusation de l’éternelle Russie qui se cache derrière un paravent moisi portant le nom d’URSS ? Une protestation contre l’esclavage social ou national ? De quelle forme de liberté s’agit-il ici, quelle est cette liberté qui exige que je me précipite pour elle dans le feu sacré de la mort ?
Est-ce une clownerie ou une Ascension ? ».
L’une des grandes réussites de Tadeusz Konwicki est de rendre compte de l’atmosphère qui règne dans la Pologne communiste, où le soupçon est permanent, avec des contrôles incessants, presque à tous les coins de rue. L’intrigue se déroule lors d’une seule journée alors que le Secrétaire général de l’URSS est en visite et les télés passent en bouclent les images du congrès. On ressent un monde de grisaille, de surveillance constante, de fausseté. Un monde qui a une gueule de bois permanente. Ou dans lequel ses habitants sont obligés de se saouler pour ne pas affronter la réalité.
Les habitants de Varsovie ne savent même plus quelle est la date. Le narrateur pose la question à plusieurs reprises et ses interlocuteurs l’ignorent également ou ont des réponses différentes. Même les journaux sont suspects. Il est question du 22 juillet (p.60), d’octobre 1979 (p.75) et du 22 juillet 1999 (p.105).
« Nous étions soit en avance, soit en retard par rapport aux délais de production prévus, sans parler de cette manie de vouloir rattraper l’Occident. Vous pensez, chaque branche de l’industrie, chaque institution, chaque exploitation agricole disposait de son propre calendrier. Ils prenaient cinq mois d’avance pour rester ensuite douze mois en arrière ! Ça a tout chamboulé. 1972 tombait en 1974, 1977 en 1979. Aujourd’hui, personne ne s’y retrouve plus. Enfin, il nous reste encore le soleil. Il n’empêche que c’est le bordel ».
La Petite apocalypse est une comédie noire. C’est aussi la chronique d’une mort annoncée. A la fin de la journée, le narrateur s’immolera et mourra. Pour y parvenir, il lui faudra cependant d’abord surmonter quelques contraintes techniques, comme trouver de l’essence dans un pays rationné ou des allumettes fiables. Il quitte son domicile et sillonne les rues où il multiplie les rencontres. Souvent, il s’agit d’hommes qu’il aimait détester et de femmes qu’il a aimées. Le problème, c’est que la plupart de ses rencontres ne font pas vraiment avancer l’intrigue, elles ne sont pas de véritables obstacles à son objectif. L’auteur use et abuse de longues séquences de dialogues, où l’on ne sait plus bien qui parle. Est-ce un aveu que tout le monde est interchangeable, que l’identité des uns et des autres se dilue dans le grand monde communiste ?
Le personnage principal n’évolue que peu. Il a accepté de se sacrifier et rien ne pourra l’empêcher d’aller jusqu’au bout. Plus que déterminé, il paraît résigné. « Je pouvais soit mourir avec honneur, soit continuer à vivre dans l’indignité ». Le narrateur s’en rend bien compte qu’il tourne un peu en rond. Etrange phrase de Tadeusz Konwicki, à la fin, comme s’il se rendait compte des manques de son intrigue :
« Je vous cause depuis ce matin, je vous conte mon histoire qui n’est qu’une suite de redites. Oui, je radote servilement, sans originalité, mais que puis-je faire puisque la servitude est là, la même tous les jours. Je vous ennuie et vous attendez impatiemment le dénouement où je vous rejoindrais enfin, âme pécheresses, vous qui n’impressionnez plus personne et qui n’avez jamais réussi à empêcher un vivant de commettre un crime » (p.329).
Yann Suty
Romancier, dissident et cinéaste de la nouvelle vague polonaise, Tadeusz Konwicki est né en 1926 et est décédé en 2015.
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