La pesanteur et la grâce, Simone Weil (par Charles Duttine)
« La pesanteur et la grâce » Juin 2019/ 265 pages/ 17€
Ecrivain(s): Simone Weil Edition: PlonSimone Weil ou la hauteur de vue.
Aborder la lecture de La pesanteur et la grâce revient à s’aventurer dans les territoires arides d’une conscience. C’est découvrir une sorte de géographie exigeante de l’âme. On y tutoie une hauteur de vue analogue à celle d’autres grands penseurs mystiques, Plotin, Maître Eckart, Pascal… Entrer dans ce livre de Simone Weil, c’est admettre qu’on n’en ressortira pas intact, immanquablement bousculé par une sensibilité à vif, une spiritualité déconcertante et un regard bien éloigné de notre époque. Il convient également de reconnaître la difficulté à rendre compte de cette œuvre obscure, exigeante et d’une grande ampleur. Il faut savoir notamment aborder les paradoxes et les contradictions apparentes si bien qu’on s’y perd quelquefois, qu’on reste pantois ou émerveillé.
L’ouvrage a paru la première fois en 1947, quatre ans après la mort de Simone Weil. Elle avait confié ses manuscrits à Gustave Thibon, un curieux intellectuel autodidacte, philosophe, paysan et… proche de Vichy. Il a mis en ordre les carnets de Simone Weil comme les feuillets des Pensées de Blaise Pascal le furent, en leur temps, par Brunschvicg ou Lafuma (entre autres). Certains ont pu estimer ce classement par Gustave Thibon discutable. En tout cas, c’est dans cet état que les Editions Plon en proposent aujourd’hui une nouvelle publication.
Ce qui surprend dans cet ouvrage, dès l’abord, c’est la forme. L’ouvrage ne se présente pas comme un essai à la démarche discursive. L’écriture se veut aphoristique, une suite d’élancements, une succession d’intuitions. Nous sommes à mille lieues de l’esprit de système ou de « géométrie ». Ici c’est « la finesse » aurait dit Pascal qui conduit la quête de Simone Weil. On y découvre également un goût pour le paradoxe et les propos déconcertants. Par exemple : « La misère, la détresse (…), la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies – tout cela, c’est l’amour divin » (p.77), ou encore « La mort est ce qui a été donné de plus précieux à l’homme » (p.145). Pourquoi de tels paradoxes ? Parce que la vérité est elle-même paradoxale et qu’il existe chez Simone Weil une ontologie de la contradiction. « Les contradictions auxquelles l’esprit se heurte, seules réalités, critérium du réel » écrit-elle (p.161). D’où une méthodologie déroutante de la réflexion qui pousse à une perpétuelle remise en question. « Méthode d’investigation : dès qu’on a pensé quelque chose, chercher en quel sens le contraire est vrai » (p.166).
Comme tous les mystiques, le but ultime de sa démarche est d’approcher l’absolu, « voir Dieu face à face », « toucher l’impossible », reporter son attention « sur l’inconcevable » ou encore viser « ce que l’intelligence n’appréhende pas ». Cette expérience du transcendant ne va pas sans douleur. C’est une lumière qui aveugle et qui blesse comme au sortir de la caverne de Platon. Ses biographes rapportent que Simone Weil aurait connu plusieurs expériences mystiques qu’elle a, elle-même, décrites (Attente de Dieu, 1966). On peut alors lire La pesanteur et la grâce comme une sorte de manuel aux fins d’accéder au plus près de ce principe divin. Il s’agit de « gammes », écrit-elle, ou encore du « dressage de l’animal en soi », bref de réduire toutes les forces « déifuges » en nous-mêmes ou encore ce qui nous dépossède. Il convient de discipliner son attention pour qu’elle devienne une prière, de pratiquer le « détachement » à l’égard des biens matériels ou le « renoncement », de combattre le désir qui s’égare et le réorienter, ou encore de « détruire le Je ». Si nous étions adeptes de Nietzsche, nous dirions qu’il s’agit là, comme chez tous les mystiques, d’un refus de la vie, d’une haine du corps et de soi.
Mais, tout cela ne serait rien sans « l’humilité » qu’elle présente comme une vertu cardinale. « A chaque pensée d’orgueil involontaire qu’on surprend en soi, tourner quelques instants le plein regard de l’attention sur le souvenir d’une humiliation de la vie passée, et choisir la plus amère, la plus intolérable possible » (p.192). Rien ne vaut pour cultiver l’humilité que l’expérience de la souffrance et du malheur. Descendre au plus bas de soi pour accueillir la lumière. « La misère humaine contient le secret de la sagesse divine, et non pas le plaisir. Toute recherche d’un plaisir est recherche d’un paradis artificiel, d’une ivresse, d’un accroissement. Seule la contemplation de nos limites et de notre misère nous met un plan au-dessus. Qui s’abaisse sera élevé » (p.154). L’expérience de la rencontre absolue étant faite d’élévation et de descente, de « ce qui est haut » en nous avec la « grâce ».
Il y aurait encore tellement à dire sur cette œuvre dense et fouillée, des éléments qui nous ont enchantés et d’autres déroutés. La présence d’une grande culture (philosophie grecque, littérature classique, pensée hindoue…), une réflexion sur les « metaxu », les intermédiaires entre le terrestre et le céleste au sens platonicien, l’accent mis sur le mystère chrétien de l’Incarnation, l’attention à la question d’autrui et de sa souffrance, la beauté du monde, mais aussi de quoi être perplexe, des paroles d’une extrême sévérité sur Israël.
On terminera par cette note métaphorique sur l’écriture : « On écrit comme on accouche ; on ne peut pas s’empêcher de faire l’effort suprême. Je n’ai pas à craindre de faire l’effort suprême. A condition seulement de ne pas me mentir » (p.185).
Charles Duttine
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