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La Peau et le toucher, Un premier langage, Ashley Montagu (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 28.03.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Points

La Peau et le toucher, Un premier langage, Ashley Montagu, novembre 2021, trad. anglais (USA) Catherine Erhel, 288 pages, 9,90 €

Edition: Points

La Peau et le toucher, Un premier langage, Ashley Montagu (par Didier Smal)

 

Deux domaines relatifs à l’être humain et ses ressentis sont à la pointe de la recherche scientifique depuis quelques années : le premier est les neurosciences – normal, puisque le modèle économique d’Internet est basé sur l’addiction ou du moins le contrôle des réactions de l’internaute, et qu’il n’est nullement étonnant d’apprendre qu’une docteure en psychologie cognitive, Célia Hodent, a pris part à la conception du jeu Fortnite, parmi d’autres psychologues. L’autre domaine à connaître des avancées sidérantes ces dernières années, c’est la sensibilité tactile, l’étude des récepteurs dissimulés sous notre épiderme, et leur rapport au cerveau – quiconque s’intéresse au fonctionnement du Métavers ou tend à voir les pires cauchemars de science-fiction se concrétiser peu à peu au fil de l’actualité (une combinaison pour faire l’amour à distance ? des robots sexuels à la peau de plus en plus « réaliste » ? mon Dieu, quelles horreurs !), comprend de suite l’intérêt financier derrière ces recherches : parvenir à vendre à l’humain à monde mis à distance, avec de la technologie pour pallier les manques relatifs à la peau.

Ces manques sont au cœur du passionnant ouvrage d’Ashley Montagu, La Peau et le toucher, à ceci près qu’il a été publié pour la première fois en 1971 et que sa lecture peut emplir de mélancolie, surtout à une époque, la nôtre, où le contact physique s’est amenuisé pour des raisons sanitaires certes, mais aussi parce que la mise à distance du corps est à l’œuvre depuis des décennies – en gros, celui-ci est devenu pornographique ou sportif, en tout cas sans nul rapport avec la réalité commune, et donc autant oublier qu’on en possède un. Et puisque la conviction s’installe peu à peu que l’on peut « rencontrer quelqu’un » par écrans interposés, voire vivre une relation amoureuse de la sorte, le corps passe à la trappe – demandez aux transhumanistes russes, ils rêvent de s’en débarrasser tout à fait.

Le bon sens dit que tout cela est juste monstrueux, anti-humain, et que l’on fonce droit dans le mur à s’écarter ainsi de la peau, et l’ouvrage de Montagu confirme cette intuition. Certes, il est scientifiquement daté, la recherche ayant progressé à pas de géant depuis 1971 ; de surcroît, Montagu est un anthropologue avant tout, qui a travaillé au fond sur une seule question essentielle : qu’est-ce que la nature humaine ? Ainsi son The Elephant man, a study in human dignity a servi de base au scénario de l’Elephant man de David Lynch, c’est tout dire. Bref, l’on pourrait considérer que La Peau et le toucher n’a plus guère de pertinence aujourd’hui. À ceci près que Montagu base son étude sur une série d’études faites depuis le début du vingtième siècle, selon des protocoles qui pourraient sembler peu fiables, mais dont les conclusions confirment l’expérience humaine que chacun a pu connaître.

En gros, Montagu raconte l’histoire de notre vie, puisque nous la menons dans une peau, le plus vaste organe de notre corps, qui est aussi notre premier rapport au monde, en s’intéressant à la façon dont la société occidentale a mis à distance le bébé et sa maman, au contraire d’autres, avec des conséquences à tout le moins fâcheuses : « Les enfants qui ont été mal aimés, ou ceux qu’on a frustrés dans leur besoin d’amour font preuve d’une grande agressivité dans leurs activités verbales. Pour la même raison, les enfants qui n’ont pas bénéficié d’une affection tactile précoce seront souvent maladroits et frustrés dans leurs tentatives pour exprimer leur affection. […] Le manque d’affection et la privation de tendresse et de tactilité dans l’enfance allant souvent de pair, on n’est pas surpris de constater qu’un enfant mal aimé est balourd, non seulement dans ses démonstrations affectives, mais aussi dans son propre corps ».

Si l’on doit résumer le propos de Montagu, cela donne ceci, et rejoint l’observation relative à une société occidentale moderne où le corps est nié (et intuitivement, le corps pornographique et le corps sportif procèdent de cette négation par contraste) : depuis le moment historique où l’enfant a été prié de rester éloigné du corps de l’Autre, sa mère en premier, une faille émotionnelle s’est creusée en l’Homme, amenant Montagu, qui ne manque pas d’humour à une considération telle que celle-ci, relative aux Anglais privés d’affection culturellement, du moins dans les classes sociales élevées au dix-neuvième siècle : « De tels individus font d’excellents gouverneurs pour l’Empire britannique car ils sont rarement capables de comprendre les besoins humains les plus simples ». Un peu plus loin, il est question, pour les mêmes raisons socio-culturelles allant dans le sens d’une individuation de l’être humain, qui doit être privé d’affection pour devenir un être autonome (et donc capable d’accepter un monde ultra-individualiste, celui de l’ultra-libéralisme), des nazis…

A contrario, Montagu cite des études réalisées à Bali mais aussi parmi les Esquimaux Netsilik, exemplaires en ceci que parmi ces peuples, l’enfant reste en contact avec la mère des mois durant, boit son lait, vibre avec elle peau contre peau. Car là est toujours le propos de Montagu : l’humain a besoin de contact peau à peau pour exister, il a besoin du toucher car « en un mot, on n’apprend pas à aimer dans les livres, mais en étant aimé ». Par contre, il se pourrait que dans un livre, celui-ci, on lise confirmation de l’importance, ressentie peut-être par excès de solitude, pour la santé de l’âme, de ne pas oublier que celle-ci s’agite dans une enveloppe elle-même sensible – ce que le bon sens amoureux proclame, puisque le contact de la peau est le moment probable d’ultime vérité du sentiment amoureux. Ceci bien sûr dans une société où l’amour ne se serait pas réfugié dans un univers virtuel, et donc déshumanisé. Puisque sans peau, et donc sans « premier langage ».

 

Didier Smal

 

Ashley Montagu (1905-1999) est un anthropologue et humaniste anglo-américain. Ses travaux ont pour base entre autres l’hypothèse d’une néoténie humaine.

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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.