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La Passeuse, Michaël Prazan (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 06.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Rivages poche, Récits

La Passeuse, Michaël Prazan, Rivages Poche, mai 2024, 366 pages, 9,80 €

Edition: Rivages poche

La Passeuse, Michaël Prazan (par Gilles Banderier)

Documentariste d’exception (on lui doit des films qui valent largement des ouvrages de vulgarisation dus à des historiens capés), Michaël Prazan, après avoir consacré son existence à décrire la vie des autres, s’est penché dans La Passeuse sur son propre passé ou, plus exactement, sur le passé de son père, qui avait été un « enfant caché » pendant la Seconde Guerre mondiale.

On sait qu’alors que leurs parents partaient pour un voyage sans retour, ce fut le sort de nombreux enfants juifs, envoyés à la campagne (dans une France encore largement rurale) et plus ou moins dissimulés dans des fermes ou présentés comme de vagues neveux. Un exemple parmi d’autres, celui de cette jeune Alsacienne de confession juive, réfugiée dans le Périgord, accueillie chez des paysans et dûment intégrée aux activités de la paroisse locale – sans perspective de conversion : le curé du village, qui savait très bien à quoi s’en tenir, lui avait appris les prières catholiques les plus usuelles, au cas où elle eût été interrogée par une autorité, et la faisait participer aux processions mariales en « enfant de Marie », histoire de parfaire sa « couverture » et d’éteindre d’éventuels soupçons. Ou, plus célèbre, le jeune et futur Serge Gainsbourg.

Bernard Prazan, le père de Michaël, avait toujours été très discret sur cette période de son existence et la Shoah n’était pas un sujet que l’on abordait à la table familiale, entre la poire et le fromage. Mais le passé, si profondément refoulé soit-il, de Bernard Prazan, était également celui de son fils, qui n’aurait pu naître en 1970 (et donc faire la carrière qu’on lui connaît) si son père était passé « de l’état de Luftmensch à celui de Luft » (André Schwarz-Bart).

En 2006, ce fut Michaël Prazan qui conduisit son père vers un studio, afin que son témoignage fût recueilli dans le cadre d’un programme audiovisuel s’inspirant de ce qu’avait fait Steven Spielberg aux États-Unis. Habilement questionné par Catherine Bernstein, une cinéaste, Bernard Prazan dévoila le pan entier, soigneusement enfoui, de son histoire personnelle. Au centre de cette histoire se tenait une jeune femme, « La passeuse », dont il n’a jamais su le nom et qui, au prix de risques énormes, avait assuré le passage du jeune Bernard et de sa petite sœur en zone libre.

Quelques années plus tard, alors que Bernard Prazan était à l’article de la mort dans une chambre d’hôpital, un de ses anciens camarades prévint son fils qu’il avait trouvé dans un livre d’érudition locale le nom de cette femme mystérieuse, Thérèse Léopold. Quelques recherches permirent d’apprendre qu’elle était toujours de ce monde, nonagénaire mais l’esprit encore vif, et, naturellement, Michaël Prazan fit le nécessaire pour la localiser et s’entretenir avec elle, dont le récit forme la seconde partie du volume. À sa grande surprise, Prazan se rendit compte qu’il avait devant lui une survivante du convoi du 24 janvier 1943, auquel Charlotte Delbo avait consacré un livre, et donc une survivante d’Auschwitz-Birkenau, où, après avoir été dénoncée pour « aide et assistance aux Juifs », torturée et déportée, elle avait vu, entre autres horreurs, des gens jetés vivants dans les fours crématoires. Puis ce sera Ravensbrück et Mauthausen ; elle survivra et vivra les derniers jours du camp, avant la libération par les troupes américaines, puis le difficile retour à la vie, après avoir vu l’indicible. La « littérature des camps » forme un corpus immense et qui sera bientôt clos. On se réjouira que ce témoignage n’ait pas été voué à l’oubli.

 

Gilles Banderier

 

Né en 1970, Michaël Prazan est écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).