La parole qui me porte, Paul Valet (par Didier Ayres)
La parole qui me porte, Paul Valet, Gallimard, Coll. Poésie, février 2020, préface Sophie Nauleau, 208 pages, 7,50 €
Paul Valet : réfléchir/résister
Le 549ème volume de la collection poésie/Gallimard m’a fait découvrir un auteur tout à fait intéressant. Et cela à deux titres. D’abord pour le parcours de vie de ce poète, qui fut résistant et qui pour cela a acquis un nom et un prénom, lesquels d’ailleurs seront gravés sur sa tombe, inscrits à la fois avec son vrai patronyme et celui qu’il s’était choisi comme poète. Cette double appartenance au monde politique, à la guerre de 39/45, et au poème, publications un peu erratiques, où des recueils sont aujourd’hui difficiles d’accès, fait de lui un écrivain en porte-à-faux avec la poésie conçue comme pathétique ou tentée par des images d’Épinal. Car sa poésie s’appuie sur l’activité de la pensée, dirigée vers la profondeur, sans concession envers tout lyrisme, toute enflure poétique. Paul Valet porte un nom de poète qui dit bien le service qu’il rend au langage, avec sobriété, mais visant l’intelligence et la raison.
Donc, réfléchir avec les mots de l’écriture, et résister avec les mots et les maux de la vie. Ces deux verbes ont pour moi une racine commune qui est la recherche du juste, parole de justice universelle, de communication universelle, comme l’est pour nous tous le Livre des proverbes par exemple. Tout cela au nom de la beauté, beauté sans arabesques ni autres maniérismes poétiques.
J’en viens maintenant au corps proprement dit de ces textes. Ils sont servis par une forme prosodique presque toujours la même, celle du distique. Souvent ces deux vers servent d’aphorismes, ou de repères philosophiques, peut-être religieux. En tout cas cette poésie est de la pensée qui agit, qui pousse à réfléchir, à ne pas se borner au pur plaisir esthétique. Le poète ne pouvait pas écrire sans une certaine gravité, d’une part parce que Adorno avait interrogé sur ce qui était ou n’était plus possible après la Shoa, et ensuite et surtout parce que ses parents avaient été assassinés dans un camp de la mort nazi.
J’ai retenu Zéro
L’inépuisable zéro
Chiffre étranger
Parmi les chiffres sacrés
Racine de tout ce qui monte
Sommet de tout ce qui meurt
Il y a sans doute dans ce travail, des traces de Cioran et de Jabès, ou encore de Celan. Nonobstant, je crois qu’il faut replacer ces poèmes dans une histoire, celle des années 60. Écrire entre 1960 et 1965, comme le fait ici Paul Valet, laisse entendre ce que la littérature, les sciences de l’esthétique, les positions idéologiques constituaient comme arrière-fond pour les écrivains de cette période, période très riche d’ailleurs. On y voit paraître L’Ère du soupçon de Sarraute, publié en 1956, la diffusion des formalistes russes dans le domaine de la linguistique, et dès 1950 dans le structuralisme, ou encore l’éclosion du théâtre dit de l’absurde (Godot en 1953, La Cantatrice chauve en 1950), de la sémiotique dès 1966, sans compter les textes ouverts au marxisme, à la psychanalyse… Tout cela pousse évidemment le poème dans un retranchement matériel qui conduit à penser la poésie sans éblouissements ni ombres, juste faite d’elle-même.
Cependant, par essence, un poème résiste si j’ose dire, à cela justement qui fait sa matière. Il est davantage un acte qui s’arc-boute sur le mystère, le secret. Et que cela soit secret de la beauté, secret de la langue, secret de la foi, secret de la raison – qui est elle aussi sujette à interrogations. Toute prosodie doit se détacher de son ambiance historique, ou sinon le poème disparaîtrait comme émerveillement et aussi inquiétude.
Paul Valet, serviteur assidu et loyal de la langue, à laquelle il ne demande que de décrire, s’articule quoi qu’on en dise à une espèce de métaphysique, celle qu’a si bien mise en lumière un poète comme Ponge. Les objets de ces deux poètes deviennent étrangers, mystérieux, mythiques. Et ils restent aussi tributaires de la langue qui ne les assigne à rien de mieux qu’à ce qu’ils sont – comme l’écrit le grand poète portugais Pessoa, au sujet du poème qui ne dit que ce qu’il dit. Le lecteur compensant, finissant le poème grâce à sa lecture.
Il y a cette lampe aveugle
Et ce fauteuil bancal
Il y a cette vieille pendule
Aux heures arrachées
Il a ce tiroir
Il y a cette glace aphone
Et cette grisaille étale
Débris de mémoire
En quête de l’oubli
Où mon passé repose
En toute épouvante
De ce monde volontairement a-métaphysique (en comptant les réserves vives que je viens d’évoquer), la poésie de Valet persiste comme relation directe avec la matérialité des mots, leurs tremblements, leurs incertitudes parfois, leurs liens avec la signification, sujette on le sait à des fluctuations que l’art met en évidence. Dès lors, ce recueil est-il un pur raisonnement ? ou alors saisi par une raison magique, voire une pensée magique ? De là l’intérêt de poursuivre la découverte de ce poète du distique et de l’intellection.
Pour conclure, je dirais que le livre met en lumière une forme de clandestinité de la présence de l’homme dans son monde physique. Et avec cela le refuge de la langue auprès de sa grammaire, de sa fabrication grave – comme celle de l’inconscient lacanien organisé comme un langage.
Seul
Sans visage
Le poète traversera son poème
Et la glace renverra son image
Comme une gifle
Didier Ayres
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