Là où la nuit / tombe, Stéphane Sangral (par Murielle Compère-Demarcy)
Là où la nuit / tombe, Stéphane Sangral, éditions Galilée, 2018, 120 pages, 12 €
Le titre avec son slash figure formellement que la nuit, déployée au cœur de ce nouveau livre de Stéphane Sangral, va nous transporter dans son tournoiement du temps qui passe, écoulé de 19h00 à 07h70 – plages d’heures déroulées en plusieurs séquences d’écriture. La nuit remue, nous invitant en son lieu solitaire, d’acmé insolite et inédit, Là ou la nuit / tombe. Le décor est tendu par le voile de l’absence, d’entrée : « Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir/ et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir… », nous prévient-on en exergue. Comme les titres précédents de l’auteur aux mêmes éditions Galilée (Méandres et Néant, 2013 ; Ombre à N dimensions, 2014 ; Fracas du Soi, fracas de l’Autre, 2015 ; Circonvolutions, 2016 ; Des dalles posées sur rien, 2017), le titre de ce recueil nous prévient que nous traverserons par le livre un temps différent de celui chronologique et agité qui secoue nos journées : nous entrons ou rentrons dans l’espace d’un temps décalé, en marge de la mascarade de finitude où se succèdent et se juxtaposent nos existences diurnes vouées à l’immédiateté de l’action contingente. Dans ce dernier livre, Stéphane Sangral fait état d’une expérience de la nuit où le temps se passe à perdre son temps, en un don des mots tout à la réception d’un lieu autre– salvateur ? – de l’autre côté de nos temps qui courent.
À la tombée de la nuit (entre « 19h00 » et « 20h53 » – l’exactitude du temps dilaté / concentré / reflété concède ici sa place au temps compté / mesuré à l’aune des fuseaux horaires ceci dit calculés depuis une ligne imaginaire (méridien de Greenwich)… d’où l’inépuisable champ paradoxal aimanté où se joue la latitude du temps), le poète écoute l’opéra du silence orchestré par le temps qui passe :
« … et passer le temps à perdre son temps,
– … et le temps passe… … et le temps passe… … et le temps passe… –
et perdre son temps à passer le temps,
– … passer son tour au Jeu du temps (et le temps passe)… – »
La vie tourne en boucle à se recueillir en repassant le temps. Le rémouleur de Liliomde Fritz Lang, magnifiquement interprété par Antonin Artaud (« Vous n’avez rien à r’passer ? ») serait ici l’acteur qui affûte les aiguilles d’une horloge où voir passer le temps.
Si entre 19h00 et 20h53 il ne se passe rien d’autre qu’à passer le temps à perdre son temps, de « 20h53 (à) 22h46 » le soir s’écrit en strophes dans un « texte clos » d’où et où point la langueur du néant à vivre, comme poindrait le jour livre ouvert sur une nouvelle absence d’un aujourd’hui qui se perd :
« Le soir mal écrit se perd
Encore rien aujourd’hui
J’ai dormi au fond d’un puits
Sur mes phrases rien n’adhère »
Le dédoublement de Soi incontournable dans les friches de totale solitude opère une coupe dans le miroir, retour à ce qui s’envisage et interroge : « … et je ne vis pas, / je me regarde simuler. // … est-ce celui-là, / ô miroir que je dois duper ? », se demande le poète au centre de son image reflétée dans le miroir égaré parmi les simulacres du « fracas de Soi », du « fracas de l’Autre ». Le calligramme figurant un miroir est abysses de Soi Là où la nuit / tombe. L’Homme trébuchant toujours, entre perte et insatiété de son être, sur de l’Inassouvi, son reflet même s’estompe et s’enfonce dans une nuit du temps où s’aveugle l’Écrire « au point/ de n’écrire que (l)es doigts plantant (l)es doigts poin-/tés sur rien dans rien… ». Un éclat de miroir qui tombe redresserait-il l’Être en sa verticalité du vertige où exister s’incarne / s’éprouve dans l’embrasement de sa réflexion foudroyée, fulgurant l’action au point de sa réactivité / retrouvée ? Serait-ce l’éternité que Stéphane Sangral tenterait de capter / capturer / captiver dans le puits perdu de la nuit qui / tombe ? S’écrivent ici les ressassements en vagues à l’âme & ressacs à la « surface étrangement tranquille » d’une « Mélancolie », miroir de soi-même qui en regard des soleils noirs qui en soi se déchirent, recèle « des mots sans forme… », pêcheurs dans l’obscure clarté des profondeurs de « nul visage, rien que la forme du miroir… » … L’incommensurable « topos » où la nuit / tombe est dans ce livre une clepsydre où le temps graduellement s’écoule
« Gouttes de nuit nimbées d’espace tombant vaines
en des gouttes de temps nimbées de nuit tombant
veines en ce poème où circule un non-sens »
ouvrant les vannes de vases communicants mêlant sans les confondre, alliant sans les dissoudre, mettant en contact en des frictions non fusionnelles, particules élémentaires et lettres / morphèmes / syntagmes d’un alphabet extra-ordinaire (à l’instar de cette ville qui « a inventé une couleur nocturne/ inédite et complexe » et dont le poète se sert « pour peindre une forme inédite et complexe à la ville / qui en rêve et sans but déambule en la ville / autre ») où Là où la nuit / tombe, où tombent aussi des lettres de la nuit au bas des pages : une voyelle / une consonne apparaissent sur chacune d’elles en bas à gauche. Tombe simultanément l’espoir de revoir un être cher disparu : « Je Pense À Toi Toi Qui N’es Plus », écrit le poète dont le livre est dédié à Michaël foudroyé à l’âge de 22 ans (1970-1992). Le poète Stéphane Sangral marche « en filigrane », spectrale étoile de la nuit comme volcan éteint parmi les ombres du jour, foulant le sens, foulant en tous sens, en quête du chemin « illisible et multiple » où la direction de ce texte « circule au nom de son sens commun enserré de voix nocturnes en filigrane de leur propre lumière ». Les nombreuses reprises sémantiques au fil des textes expriment l’intensité ressentie de l’absence, de la perte, de l’abandon. La nuit, tombante / tombée, figure une tombe elle-même dressée en une stèle poétique, lieu d’intrigue nulle, extrêmement névralgique, point d’ancrage où desserrer /dénouer en son étouffement « le vague bruissement du bruissement des vagues… » Entrer dans notre nuit est peut-être l’ultime quasi-naufrage, le seul extrême chemin d’où en sortir, un jour ?
Murielle Compère-Demarcy
Né en 1973, Stéphane Sangral est poète, philosophe et psychiatre. Son intérêt esthétique et conceptuel à l’égard des boucles a comme origine sa passion pour l’étude de la réflexivité de la conscience, sa fascination pour cette boucle primordiale qu’est le « penser sa pensée », ou même, plus simplement, le « se penser ».
- Vu: 1892