La nuit sans Zabach (III), par Nadia Agsous
En voyant la foule rassemblée devant la maison familiale, Mary’amcomprit que le moment ultime était arrivé. Elle se rappela alors des prières de sa grand-mère, Sara, et murmura :
– La lumière gît dans les confins des ténèbres, n’est-ce-pas ? Allah ya Allah,j’implore Votre protection ! Rebbi ya Rabbi, jeVous offre ma pureté, en échange, envoyez-moi l’ange rédempteur pour qu’il me sauve, ya El-Elohim ! Votre clémence, Seigneur ya Allah ; Votre compassion !El-Elohim, Allah, Seigneur ! Avé Mary’am !
Le père entendait les supplications de sa fille. Chaque mot prononcé agissait comme une balle tirée à bout portant dans son cœur tourmenté. Il avait honte d’être là, parmi ces hommes et ces femmes, participant à la lapidation de celle qui l’aida à surmonter tant d’obstacles. Si L’Hou-Sine, le vieux pieux, l’adorateur d’El-Elohim n’osait pas regarder sa fille dans les yeux. Comment faire face à celle à qui il avait prédit une vie couronnée de succès et de bonheur ? Comment contribuer à l’anéantissement de celle dont le nom revenait sans cesse dans ses prières ferventes et pleines de grâce et de miséricorde ?
Mary’am avait perçu la gêne de son père ; elle avait senti sa peine et sa douleur ; elle le connaissait trop bien ! Debout, face à tout ce monde qui la jugeait, la maudissait et l’insultait, elle se tenait droite ; elle ne laissait transparaître aucune trace de peur sur son corps. Poussant son audace à l’extrême, elle se mit à fixer, une par une, les personnes présentes ; elle les regarda droit dans les yeux ; elle intimida toute l’assemblée. Lorsqu’elle eut fini sa tournée, elle s’approcha de son père et lui tendit un couteau à la lame incisive. Cet homme meurtri dans sa chair sursauta ; son visage vira au blanc. Il était sur le point de s’évanouir. Il voulait tant serrer sa fille, son unique fille, dans ses bras et la protéger des villageois qui attendaient que vengeance soit faite. Mais était-il libre de ses actes ? Comment faire face à cette horde qui attendait que justice soit faite ? Comment affronter la colère de ses trois fils ? Comment justifier son revirement le jour du jugement dernier ? Comment ?
Coincé ! Si L’Hou-Sine était coincé par le regard inquisitorial de ses pairs. Déchiré, le père pleura encore ; atteint au plus profond de son être, il geignit d’amour, de tristesse, de regret et d’impuissance ; ses larmes irriguèrent les cœurs meurtris. Un vent funeste agita davantage l’angoisse de ce père déploré que tout le monde sentait hésitant.
– Sois un homme et vas-y !cria un homme dans la foule.
– Allez, allez, montre-nous tes couilles,venge-nous et qu’on en finisse, scanda la foule.
Abi al-Qiyâ’ma lança un regard noir de reproche aux trois frères de Mary’am qui assistaient à la scène, silencieux, comme s’ils étaient absents. Le père pleurait toujours ; ses larmes formèrent un petit étang aux pieds de Abi al-Qiyâ’ma qui ordonna à l’être, sans âge, sans visage, aussi petit qu’un bébé pygmée, d’aspirer les larmes du père et de les recycler dans la fontaine céleste, Enessiane.
Soudain la voix du père, nimbée de tristesse et de mélancolie s’éleva dans le ciel ; elle se volatilisa et laissa derrière elle une forte odeur de malédiction.
– Sors ! Va-t’en ! Disparais de ma vue, Ô fille indigne, malheur de notre vie ! Honte à toi ! Que les forces de Satan t’éliminent de la vie ; que les anges noirs étranglent la honte qui gangrène notre existence paisible et honorable, par ta faute ! Va, et que ma malédiction t’accompagne sur les chemins malfamés de ta vie ! Ouste, barra ya bent chitane, ouste ! Dehors, fille de satan !
Fracture ! Rupture ! Tout était dit ! Mais tout sera-t-il accompli ?
– Et le sang n’a pas coulé, lancèrent les enfantsqui riaient d’innocence.
– Et le sang n’a pas giclé ! répétaient-ils en sautant sur place.
La foule déversa sa déception, elle cracha sa colère et vomit sa fureur. Les hommes et les femmes, réunis dehors, réclamaient le sang de Mary’am. Ils vociférèrent et exigèrent vengeance. Le père éclata en sanglots et s’écroula sur le sol. Personne ne lui porta secours.
A cet instant, l’orage éclata. Une foudre noire s’abattit sur la foule qui pleurait de déception. Lorsque tout redevint calme, Mary’am avait disparu.
– Et par Ta volonté, le miraclefut ! Et par Ta grâce, la vengeance n’eut pas lieu ! Et par Tes pouvoirs, ma fille, chair de ma chair, caillot de mon sang, poussière de mon être, oxygène de mon souffle, fut épargnée !murmura Si L’Hou-Sine en essuyant ses larmes qui coulaient à flots sur son visage.
– Nous avons entendu sa prière ! Nous avons exaucé son vœu ! Va, ya Si L’Hou-Sine, va ! Ton visage sera marqué par la douleur ! Nous t’avons choisi pour reproduire l’acte de l’expulsion d’Eve du paradis. Tous les cinquante ans, tu reviendras pour accomplir cet acte, sauveur de l’humanité, va, homme errant, va ! Si L’Hou-Sine tu étais, Sisyphe des temps modernes, tu seras !
Qui palabrait ? D’où venaient ces voix qui parlaient comme un seul homme ? Si L’Hou-Sine ne le saura point !
Lorsque le père se réveilla, Abi al-Qiyâ’ma ordonna à l’être sans âge, sans visage, aussi petit qu’un bébé pygmée, de lui tendre la coupe d’eau puisée dans la fontaine céleste, Enessiane.Si L’Hou-Sine ne se souviendra jamais des paroles de ces voix qui parlèrent comme un seul homme. Toute sa vie, il aura la mémoire courte. Mais les dieux n’oublient rien, ils reviennent et agissent.
Tous les cinquante ans, Si L’Hou-Sine reviendra sur terre accomplir l’acte qui sauvera l’humanité. A chaque fois, il expulsera sa fille de la maison paternelle, et toutes les fois, il hésitera, il pleurera, il regrettera. Après chaque expulsion, il entendra des hommes parler d’une seule voix. Tel Sisyphe, Si L’Hou-Sine sera condamné à faire et à refaire le même geste. Telle sera sa condition d’homme sur terre !
En cette nuit du sacrifice programmé par les humains avec la complicité du ciel vengeur, Mary’am n’a point été sacrifiée. Son sang n’a point coulé ! Il n’a pas giclé sur les murs de ce village aux issues improbables ! Le sang de Mary’am n’a point lavé les péchés de cette horde d’hommes et de femmes qui retournaient chez eux, déçus, le cœur lourd de remords et de sentiments culpabilisateurs.
Et Zabach n’a pas eu lieu en cette nuit du destin heureux pour Mary’am et pour Si L’Hou-Sine, le vieux pieux, l’adorateur d’El-Elohim, en présence de Abi al-Qiyâ’ma et de l’être sans âge, sans visage, aussi petit qu’un bébé pygmée.
Il tombe des hallebardes. Il fait froid. Il fait nuit. La place est vide. Moshu, l’ancien taulard, converti en crieur public, pleure à chaudes larmes. Momo, Fafa et Youva ont bu toute l’eau de la fontaine céleste, Enessiane. A présent, ils dorment d’un sommeil profond. A leur réveil, ils auront tout oublié. Tout !
Les hommes, les femmes et les enfants sont rentrés chez eux. Las. Tristes. Résignés. Ils ruminent leur échec. Ils ressassent leur désir de vengeance. Ils promettent de faire mieux la prochaine fois. Si L’Hou Sine est assis sur le seuil de sa maison. Il parle. Il débite un long chapelet de mots. Malades. Fous. Déchiquetés. Abi al-Qiyâ’ma et l’être sans âge, sans visage, aussi petit qu’un bébé pygmée, ont disparu dans la brume de la nuit sans Zabach. La pluie s’est arrêtée de tomber. Un soleil éclatant brille de mille feux dans le ciel de la nuit sans Zabach.
Mary’am s’est réfugiée chez la tante de sa mère. Elle rêve d’une vie sans haine et sans entrave pour son enfant.
Amée !
Au loin. Un cri. Il déchire le silence de la nuit hyaline. Vagissement.
Sans Zabach !
Nadia Agsous
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