La Nuit du Bûcher, Sándor Márai
La Nuit du Bûcher, octobre 2015, trad. hongrois Catherine Fay, 272 pages, 19 €
Ecrivain(s): Sandor Marai Edition: Albin Michel
Depuis quelque temps, sous l’excellente plume traduisante de Catherine Fay, Albin Michel continue son programme de publication de l’œuvre du Hongrois Sándor Márai (1900-1989), entamé en 1992, gratifiant en 2015 l’amateur de l’auteur des Braises et de La Nuit du Bûcher, Erösítö en hongrois : littéralement « confortateur », celui en charge de conforter un hérétique dans sa conversion durant les grandes heures de l’Inquisition italienne, fin du XVIe siècle, début du XVIIe siècle. En effet, contrairement à nombre de romans signés Sándor Márai traduits en français à ce jour, celui-ci n’est pas un récit de la Mittel-Europa déclinante, un de ces récits qui ont permis de dresser des comparaisons aussi élogieuses que méritées entre Márai et Zweig, Roth ou Schnitzler ; La Nuit du Bûcher, sous un titre français un rien malheureux car donnant l’impression qu’un seul moment compte, raconte seize mois dans la vie d’un carmélite castillan originaire d’Avila, la ville de Thérèse, arrivé à Rome en novembre 1598 pour y étudier les méthodes inquisitoriales italiennes et ainsi répondre à une question cruciale, éliminer ce « doute qui […] rongeait au moment de délivrer la sentence et de l’exécuter, [qui] concernait la parole d’un hérétique qui se convertit : pouvait-on y croire et quel était le signe attestant de la sincérité de cette conversion ? »
C’est la question que pose le carmélite au consulteur Bellarmin (un personnage historique parmi d’autres croisés au fil des pages de La Nuit du Bûcher, roman très bien documenté), et qui lui vaut d’être admis à l’Oratoire de San Giovanni, où il doit apprendre l’italien ainsi que les méthodes inquisitoriales locales : de celui-ci partent les « confortateurs » vers la prison de Tor di Nona, où sont emprisonnés les hérétiques, à chaque fois que l’un d’entre eux s’apprête à être exécuté. Cette situation, le fait que le carmélite castillan doit apprendre et donc écouter, permet à Márai de montrer l’Inquisition comme geste technique justifié (dans quel cas brûler, dans quel cas pendre puis brûler, la clémence qui gouverne une décapitation, etc.), mais surtout comme façon d’envisager le monde. En particulier, il est fascinant d’entendre parler le Padre Alessandro, dont l’Espagnol ne peut que constater l’exaltation – il entre ainsi quasi en transe lorsqu’il évoque des sujets tels que la « Sainte Ignorance », qui « seule […] est à même de sauver les hommes des conséquences funestes et criminelles du Savoir ! »
Au fil des pages, on se surprend même à se poser une question : et si celui qui parle, ce carmélite castillan aux réactions et aux questions naïves, dont on sait dès les premières pages qu’il est en exil à Genève au moment d’écrire la longue « missive » qu’est le roman, était un double de Márai, lui aussi en exil au moment d’écrire ces pages ? En effet, en 1974, il y a vingt-six ans que Márai a dû quitter sa Hongrie natale devenue communiste, et qu’il ne reverra jamais (il meurt aux Etats-Unis en 1989), et lui aussi a été confronté à des idéologies fortes, pour employer un euphémisme, niant la liberté individuelle, et a donc dû faire l’apprentissage de la liberté. En effet, souvent au détour d’une page, en lisant les propos tenus en particulier par le Padre Alessandro, le lecteur se demande s’il lit les propos d’un zélateur inquisitorial ou ceux d’un idéologue d’un quelconque parti totalitaire : « Les conciles, les édits, les échanges d’idées théoriques ne sont que des méthodes à l’aide desquelles, dans un monde qui pince une harpe pacifiste, il est possible d’organiser la destruction de l’hérésie et de préparer une série de nouvelles attaques encore plus déterminées que les précédentes, encore plus impitoyables. Tout cela n’est qu’un outil dans l’intérêt de la Sainte Cause. […] Quelle est cette Sainte Cause ?… Partout où vivent des hommes, il faut pénétrer les recoins secrets de l’esprit et de la conscience. Il faut anéantir tous les doutes et toute résistance dans la pensée et le sentiment ». Les deux dernières phrases en particulier sont saisissantes : elles auraient pu être mises dans la bouche d’O’Brien, le tortionnaire de Winston Smith dans 1984, par George Orwell, tant elles sont programmatiques de tout régime, politique, moral ou philosophique, qui veut s’imposer à l’exclusion de tout autre système de pensée. Et, comme de juste, selon pareil mode de pensée, seuls sont admis les auteurs « bon teint », à commencer par « un grand et pur poète catholique tel que Dante » – mais l’on rappelle que saint Jérôme « avoua qu’en secret parfois, oui, il lisait les écrits de Cicéron et autres auteurs païens… » Et Cervantès ? A honnir ! D’ailleurs, le livre en tant que tel, est objet de défiance et cette invention diabolique qu’est l’imprimerie ne peut qu’inciter à la diffusion d’écrits hérétiques.
C’est dans ce contexte que le narrateur, ce carmélite castillan venu à Rome apprendre les secrets d’une bonne Inquisition, assiste, en février 1600, à la dernière nuit et à l’exécution d’un hérétique emprisonné depuis sept ans, un certain Giordano Bruno, qui résiste aux assauts des « confortatori » chargés d’attaquer son âme pour le convertir, dont le visage « ressemblait à un livre fermé dont on ne voyait que la reliure de cuir » : le texte, le contenu et le sens retenus à l’intérieur restaient impénétrables, se détournant même de la croix, détournant la « tête avec l’expression d’indifférence et même d’ennui d’un adulte blasé qui repousse un enfant quand ce petit être sans discernement lui demande de se pencher vers lui pour partager un jeu puéril ». L’attitude de cet homme, sa fidélité à sa pensée libre, voilà qui va bouleverser le carmélite castillan qui, après une ultime entrevue avec celui qui est désormais devenu le cardinal Bellarmin, durant laquelle ce dernier explique sa propre confrontation à Bruno (selon qui, entre autres, l’Amour devrait être remplacé par la Miséricorde…), prend le chemin de l’exil dangereux, devenant non pas un hérétique à son tour, mais un chrétien disposé à embrasser sa foi à sa façon sans chercher à l’imposer à autrui – car le spectacle des Genevois protestants rigoristes et de tous les libellistes enragés ne le convainc pas que la foi de Luther et Calvin vaille mieux que celle des inquisiteurs…
Ce roman n’est donc pas un réquisitoire contre l’Inquisition en particulier, c’est plutôt un roman sur un « cadeau ambivalent, la liberté », écrit contre toute forme de totalitarisme, en soulignant au passage ce fait incertain mais qui mérite réflexion de la part des tenants de n’importe quelle doctrine (politique, sociale, pédagogique ou autre, choisissez) : « Il se peut que l’inquisiteur ait besoin de l’hérétique ». Il se peut que les chasseurs de sorcières aient besoin des sorcières, il se peut que cette formule puisse connaître de multiples et embarrassantes variations… Ce n’est donc pas l’auteur de la Mittle Europa qui a écrit cette Nuit du Bûcher, mais plutôt le penseur cosmopolite par nécessité, puisqu’en exil, qu’inquiète le phénomène même de la pensée muselée, martyrisée, phénomène qu’il a côtoyé dans la Hongrie communiste et observé de loin après 1948. Pourtant, même si la thématique est différente de celles habituellement contenues dans les romans traduits de Márai, on retrouve certains traits de son art, en particulier le sens du détail comme effet de réel (« En traversant les plaines, les vallées et les fières montagnes, partout je voyais les traces de la Guerre de Cent Ans : les chaumières des paysans brûlées, le chaume délaissé, envahi par les mauvaises herbes, les demeures patriciennes en ruine, tout ici témoignait de la guerre ») et, surtout, l’art du dialogue, l’art de faire parler les personnages, de les laisser expliquer leur mode de pensée sans jamais les juger. Avec le carmélite espagnol, écouter ainsi le Padre Alessandro ou Bellarmin prendre fait et cause pour l’Inquisition, pour son système (« Ce que nous ne pouvons tolérer, c’est qu’on puisse imprimer quelque part un livre où l’écrivain exprime librement ses pensées »), c’est se frotter à la pensée totalitaire dans ce qu’elle a de plus sidérant, et ainsi être averti de sa possible résurgence, n’importe où, n’importe quand. Ce qui fait de La Nuit du Bûcher, outre un grand roman signé Sándor Márai, une œuvre avertissant comme un phare d’un danger imminent car éternel ; une œuvre, qu’il soit pardonné ce calembour, d’une actualité brûlante.
Didier Smal
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