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La nuit de Zabach (I), par Nadia Agsous

Ecrit par Nadia Agsous 19.04.18 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

La nuit de Zabach (I), par Nadia Agsous

 

« Oyez Oyez !

Ya ahl dînMary’am al adrââ a enfreint l’une de nos règles sacrées. Malheur !Ô gens pieux, Mary’am la vierge nous a déshonorés.Ô hommes de bien, allons mettre en route l’ordre moral ! Gardiens de la moralité, nettoyons nos vies, débarrassons notre existence de cette créature satanique ! Ô croyants, purifions notre descendance, adoucissons la colère d’Allah ! Sa fureur gronde ! Yalla, Yalla ! El-Elohim grogne, Son mécontentement retentit au-delà des mers et des océans ! Le Seigneur crie ; Il sermonne ! Ô gens de bien, ce soir, venez, venez nombreux et nombreuses, devant la maison de Si L’Hou-Sine, le vieux pieux, l’adorateur d’El-Elohim ! Gens de peu et Gens de bien, venez assister à la punition divine ! Venez et vous serez récompensés dans l’au-delà, au pays des eaux guérisseuses, des forêts de jade, de la grâce illuminée, du jardin des délices jonché d’orchidées pourpres, d’asphodèles et de narcisses odorantes. Sur les hauteurs de ce lieu paradisiaque, des créatures de rêve donnent naissance à des anges écarlates brillant de beauté. Venez ce soir à dix-huit heures pimpantes ! Venez et soyez nombreuses et nombreux !

Moshu, l’ancien taulard, converti en crieur public, propagea la nouvelle partout. Dès l’aube, il fit le tour du village ; il alla de maison en maison, de ruelle en ruelle ; partout où il passa, il délivra son message avec force et conviction. Il accompagna sa parole forte, vive et retentissante de notes de musique jouées sur un air d’apocalypse, par un enfant qui maniait le violon à la perfection. Moshu était un très bon communicant, il savait prendre les gens par les sentiments !

A dix-huit heures, tout le village était au rendez-vous, même les enfants étaient là !

Que se passa-t-il ce soir-là, la nuit de Zabach ?

La rumeur a couru vite, très vite ! Voilà plus de deux mois qu’elle cavale à tout vent. Abasourdissement ! Affolement ! Hystérie !

Jamais racontars n’avaient filé aussi vite, encore plus vite qu’une rafale de vent ! Les échos des paroles humiliantes et dépréciatives à propos de Mary’am ont sillonné le moindre recoin du village qui chuchotait, parlait, racontait, disait, jasait et inventait des histoires les plus invraisemblables ; même les enfants s’y étaient mis.

Mary’am était la honte de la famille, elle était la risée du village, elle était devenue la Marie-Madeleine de ce bourg où tout le monde attendait fiévreusement le glas, cette note de musique lente, lasse, grasse, grave, lugubre et brève qui, soudain, se mue en cantate aigüe, annonciatrice du triomphe du bien sur le mal.

Mary’am. La putain. La pécheresse. La catin. La prostituée. Elle était tout cela ? Vraiment ? Méritait-elle tous ces qualificatifs et ce traitement inhumain ?

Ohhhh que oui ! Car aux yeux des villageois et des villageoises, elle était bien et bel une putain, une pécheresse, une catin, une prostituée, une kahba, une zaniya, une yellis lahram ; elle était la lionne de Satan qui vivait dans l’antichambre de la demeure du diable ; elle était une méchante sorcière qui s’habillait en peau de serpent et chuchotait à l’oreille de Satan. C’est elle qui osa défier l’autorité de Celui qui se proclamait Le Maître de tout ; c’est elle qui croqua la pomme rouge, le fruit défendu ; c’est elle qui fut à l’origine de la déchéance de l’Humanité ; c’est encore elle qui incita Adam à profaner l’arbre de la Connaissance l’entraînant sur le chemin de la désobéissance et de la dissidence ; c’est par sa faute que les femmes enfantent dans le sang et la douleur.

L’on raconte partout que son vagin est un lieu de prolifération des forces du mal. Il paraît que lorsqu’il s’ouvre aux hommes, il laisse échapper une colonie de petits démons sombres et bruyants, dévoreurs de l’énergie et de la virilité masculine. Mary’am était une vierge diabolique et tentatrice ; elle était cette femme diablesse par qui le serpent instille son venin dans le cœur des hommes ; elle était un être imparfait, dénué d’intelligence et de bon sens ; elle était… Elle était… Elle était… Elle était… Elle était tout le mal dont souffraient ses pairs, perclus d’inhibitions et d’angoisses. Un jour, saura-t-elle racheter ses péchés ?

Ohhhh que non ! Sa réputation de femme aimant jouir d’incubes, à l’heure de la nuit câline, était bien entamée ; Mary’am était désormais marquée au fer rouge dans les petites têtes de cette horde de villageois et de villageoises qui ne pesaient pas plus lourd qu’une plume d’oie ; nul ne pouvait effacer ces traces de souillure moisies qui nourrissaient les esprits incultes et vils de cette petite société imbue de superstitions.

A longueur de journée, on la vitupérait, on la pointait du doigt, on déversait à son sujet des tonnes de phrases, de mots, de soupirs, d’accusations, de qualificatifs, de mensonges qui la diabolisaient ; on débitait une avalanche de « layostor » et une montagne de  « que dieu nous préserve ! ». On laissait échapper une nuée de soupirs qui retentissaient au-delà de la voûte céleste. Les anges de la discorde jubilaient.

En l’espace de quelques jours à peine, Mary’am, la douce, la gentille, la téméraire, la dévouée, était devenue aux yeux des hommes et des femmes de ce village qui se laissaient glisser sur la pente de la folie destructrice, une ennemie à abattre à tout prix ! Elle était leur bouc émissaire. Elle était leur souffre-douleur. Elle était la mauvaise herbe dont il fallait se débarrasser, coûte que coûte.

Et qui osa lui jeter la première pierre ? Son père, Si L’Hou-Sine, le vieux pieux, l’adorateur d’El-Elohim !

Et qui osa creuser sa tombe ? Ses trois frères, Momo, Fafa et Youva qu’elle éleva dans l’amour et la tendresse après le décès de sa mère !

Et qui cracha sur son corps souillé ? Ses voisins à qui elle rendit tant de services !

Dans sa retraite solitaire, loin des beuglements des humains qui fleurissaient comme chiendents, Mary’am entendait sonner le glas. Son glas !

Et après ? Et après ?

 

A suivre…

 

Nadia Agsous

 


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Rédactrice


Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.

"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.