La nuit avec ma femme, Samuel Benchetrit
La nuit avec ma femme, août 2016, 200 pages, 16,90 €
Ecrivain(s): Samuel Benchetrit Edition: Plon
En juillet 2003 à Vilnius, en Lituanie, une querelle éclate entre Marie Trintignant et son nouveau compagnon Bertrand Cantat, membre du groupe de musiciens Noir Désir. Celle-ci, violemment battue, décédait des suites de ses blessures le 1er août 2003 après avoir été transportée en urgence à Neuilly-sur Seine.
Ce décès, très médiatisé, a donné lieu à tant de commentaires de ses amis, de ses anciens compagnons, de la presse, des médias, chacun y allant de son explication. Même sa mère, Nadine Trintignant, publie chez Fayard, en 2004, Ma fille, Marie, une biographie de sa fille où elle exprime sa colère et son désespoir.
Bertrand Cantat a été jugé en 2004 et condamné à huit années de réclusion exécutées en Lituanie. À la suite de l’obtention de sa liberté conditionnelle, en 2007, puis totale en 2011 et la dissolution de Noir Désir en 2010, il retrouve sa liberté.
Mais l’affaire n’en finit pas de rebondir. Son épouse Krisztina Rády, mère de ses deux enfants, Milo né en 1997 et Alice née en 2002, qui l’avait soutenu lors du procès relatif à l’homicide, se suicide chez elle à Bordeaux, le 10 janvier 2010.
On pensait l’affaire définitivement classée et la page de ce sordide fait divers définitivement tournée.
Mais à nouveau, treize ans après, Samuel Benchetrit, qui a vécu durant cinq années avec Marie Trintignant avec qui il a eu un fils, Jules, né en 1998, et avec qui il n’a jamais rompu le lien, décide de s’inspirer de cette tragédie pour donner vie à son nouveau livre, La nuit avec ma femme, publié chez Plon en août 2016.
Le lecteur peut légitimement se poser la question de l’utilité de revenir encore une fois sur le sujet.
Nous devons prendre du champ par rapport à la réalité et lire ce récit comme un périple dans les arcanes du souvenir. Le livre commence ainsi : « Elle s’appellera Marie. Elle aura quarante et un ans ». En effet, l’auteur fait revivre son personnage de papier durant une nuit et un matin. Son souvenir la hante comme une figure fantomatique, « une apparition ». « Elle saura les jours mais ne viendra qu’une nuit ». « Elle sourira ». Et il décrit avec une grande tendresse son corps, ses vêtements, ses attitudes.
L’auteur déploie avec d’infinies précautions toute la gamme des sentiments qu’il a éprouvés jusqu’à l’os. Il passe au crible les questions les plus triviales, les plus évidentes, les plus banales, les plus prosaïques pour aborder aux rives des réflexions philosophiques les plus universelles.
Nul pathos dans cette écriture, en veilleur de nuit, Samuel Benchetrit effectue une sacrée traversée du rêve à la réalité, de la nuit au matin sans lamento mais en se donnant le droit au lyrisme. Il joue sur le passage du « elle », qui marque la distance et l’éloignement, au « tu » qui affirme la proximité et l’intimité, de l’exploration minutieuse du passé à l’anticipation souhaitée. Il écrit dans les interstices entre sommeil et éveil. « J’ai voulu être seul souvent pour être avec toi. Il faut bien donner son temps aux amours invisibles ».
Comme le cinéaste qu’il est, il nous présente un temps en noir et blanc où il varie les rythmes, de l’arrêt sur image, au travelling, où il varie les prises de vue, du plan panoramique au gros plan. Comme l’auteur dramatique qu’il est aussi, il varie aussi les temps glissant sans cesse du passé au présent, du présent au futur.
Avec subtilité, il cède parfois à la tentation irrésistible du ressassement déroulée comme une litanie obsédante, lancinante qui le tenaille, l’étreint, le hante. Mais il ne s’y laisse pas engluer. Il se révèle à nous dans sa nature silencieuse mais caustique, révoltée, amère, sarcastique parfois. « Je crois en ton réveil, j’y crois toujours ». « Le téléphone sonne. Tu es morte ». « Le silence est déchiré ».
Poser des mots sur ses maux lui aura peut-être permis de fermer les tiroirs obscurs de la mémoire, de pouvoir rester debout et se tourner enfin vers ses lendemains. « Je te dois bien d’être heureux ». « Il me reste ma vie à faire ».
Et nous reviennent en tête les vers si denses du poème de Louis Aragon :
C’est si peu dire que je t’aime
Comme une étoffe déchirée
On vit ensemble séparés
Dans mes bras je te tiens absente
Et la blessure de durer
Faut-il si profond qu’on la sente
Quand le ciel nous est mesure
C’est si peu dire que je t’aime…
Lorsque les choses plus ne sont
Qu’un souvenir de leur frisson
Un écho des musiques mortes
Demeure la douleur du son
Qui plus s’éteint plus devient forte
C’est peu des mots pour la chanson
Quelles leçons pouvons-nous tirer de ce récit ? Nous sommes tous passagers, tous, comme disait Eschyle, « la race malheureuse des êtres éphémères ».
Le livre de Samuel Benchetrit symbolise la nostalgie d’un passé idéalisé qu’on ne peut retrouver. Et que chacun de nous peut éprouver quand on approche nos blessures. Il nous place face à notre propre vulnérabilité, la fragilité de notre bien-être. Et nous oblige à prendre soin de ceux qui nous aiment et de les protéger au mieux tant qu’il en est encore temps. En fait ce récit nous propose un symbole de la vie, un rêve d’éternité.
Pierrette Epsztein
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