La Neige noire, Paul Lynch (par Léon-Marc Levy)
La Neige noire (The Black Snow, 2014), trad. anglais (Irlande) Marina Boraso, 306 pages, 7,10 €
Ecrivain(s): Paul Lynch Edition: Le Livre de PocheL’Irlande de Paul Lynch est noire. Plus que noire, elle est trou noir, qui avale êtres et choses, vies et destins.
Il est revenu d’Amérique, avec sa femme américaine. Il rêvait du pays, quitté par pauvreté pour se faire un petit capital. Perché sur les poutres des gratte-ciel new yorkais, comme un funambule, il n’a jamais cessé de penser à la terre natale et à son retour. Il est revenu en Terre Promise et sa femme lui a donné un garçon. Le bonheur édénique enfin gagné.
Lynch raconte alors la chute – celle qui n’a pas eu lieu dans le ciel de New York où Barnabas Kane dansait sans peur sur les poutrelles et les structures métalliques des chantiers, celles où les ouvriers « se déplaçaient aussi sûrement que des mouettes ». Une chute sans rémission, dans laquelle la fatalité prend toute la place, inéluctable comme un noir destin. Le roman est entièrement construit autour de cette chute – mètre après mètre, chapitre après chapitre, s’égrenant comme les minutes d’une horloge infernale que rien ni personne ne peut arrêter. Chaque étape semble élargir l’enfer, abîmer les trois personnages de la famille Kane, les détruire, leur enlever peu à peu la raison et l’humanité. Même la nature autour de la ferme familiale se fait de plus en plus hostile, tempétueuse, froide et sombre.
L’enfer donc, qui s’ouvre, comme il se doit, dans les flammes d’un incendie impitoyable qui détruit l’étable. Accident ? Méfait ? Peu importe, le feu se fait monstre et dévore le bâtiment avec les vaches dedans. Tous les biens des Kane. Et pire encore, Matthew Peoples, un ouvrier agricole qui travaillait pour eux.
« Personne n’a évoqué les cris des vaches à l’agonie et aucun, non plus, n’a dit tout haut que les ossements d’un homme se mêlaient aux leurs. Le brasier a rendu plus denses encore les ténèbres qui les enveloppaient, et dans cette obscurité de plus en plus opaque, les bêtes ont fini par se taire. […] Tous ont entendu l’effondrement de l’étable, semblable au râle ultime d’une créature titanesque, vidée à présent de sa force vitale. Le dernier pignon à tenir debout s’est écroulé en tremblant, et ç’a été fini. Il y a eu un frémissement de poussière noirâtre, une terrible grenaille d’ambre a fusé dans le ciel et s’est consumée en une neige noire ».
La force du récit sourd lentement de la contagion du mal sur les personnages. Barnabas semble peu à peu saisi par un désespoir dont les ravages mènent à la haine, à la colère, aux forces des ténèbres. Il en est de même de Billy, le jeune fils, qui ne parvient même plus à aimer ses parents, son père surtout. Et Eskra, la douce et solide femme de la maison, va, elle aussi, céder devant les assauts du malheur. Elle ne reconnaît plus Barnabas, le mari tant aimé. « Je ne veux pas pour mari le salaud que tu es en train de devenir Barnabas Kane ». On assiste à un déplacement progressif du mal de l’extérieur vers l’intérieur des êtres et le récit de Lynch montre combien celui qui vient des êtres est plus dévastateur que l’autre. Délitement de la ferme, du lien social, de la famille, de l’âme des personnages : Lynch nous raconte un épouvantable désastre humain, une lente marche funèbre vers le fond des ténèbres, une marche inéluctable, sans retour possible, sans rédemption ni pardon.
Barnabas et Eskra ont quitté New York pour retrouver la Terre quittée naguère et de nouveau Promise. L’Irlande de la mémoire, verte et riante, patrie aimée et chaleureuse. L’Irlande qui les attendait est celle de l’obscurité.
« A l’intérieur de Barnabas quelque chose s’écroule, il recule en tenant la jument, l’emmène dans le champ et lui lâche la bride, il la regarde gagner l’abreuvoir qui ne contient plus qu’un peu d’eau de pluie, puis lève les yeux vers le ciel, les ténèbres de son âme plus sombres que l’obscurité de la nuit, plus sombres que tout ce qui a jamais existé sous le soleil ».
Paul Lynch nous offre un conte noir – niché dans les plis éternels d’une Irlande maudite, dont la littérature se sera abondamment nourrie depuis des siècles. C’est un jeune écrivain qui compte déjà dans la grande lignée des auteurs irlandais.
Léon-Marc Levy
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