La mère Michel a lu (6) Une odyssée intérieure, Elie-Charles Flamand
Le Troisième souffle, Élie-Charles Flamand, poèmes, 90 pp., 2010, La Lucarne ovale, 20 €
Ciseaux en liberté, Élie-Charles Flamand, poèmes & Illustrations de l’auteur, 20 pp., 2010, La Mezzanine dans l’Ether, 13 €
Les Amis de la Lucarne Ovale, 21 rue Chante-Merle 77720 Saint-Ouen-en-Brie
C’est entendu, Élie-Charles Flamand est un poète que la fusée de l’existence transporta de Lyon à Paris, de la lointaine et néanmoins proche planète où vécurent Maurice Scève et Pernette du Guillet, aux surréalistes contrées qu’arpenta André Breton, dont il fut proche et resta l’ami fidèle en dépit d’un éloignement du groupe pour cause d’incompatibilité génétique : les préoccupations spirituelles et métaphysiques d’Élie-Charles Flamand s’harmonisaient mal, on le suppose, avec les mécanismes de l’automaticité scripturale, les exquisités cadavériques, les anathèmes, les excommunications et l’athéisme revendiqué de ses remuants compagnons. Tout cela est quelque chose comme une histoire extérieure, événementielle.
L’histoire intérieure est dans la poésie, ailleurs par conséquent, dans un déjà long parcours de pensée et de cœur dont une idée assez précise nous est fournie par un fort intéressant volume publié à La Lucarne Ovale et intitulé : À propos de la poésie d’Élie-Charles Flamand(2011, 121 pp., 20€). Ce livre, à travers de nombreux témoignages de lectures, de critiques et d’avis sur le poète et son œuvre, nous en permet une première approche. Ces témoignages s’étendent sur une période allant de 1960 à 2010. Une vision d’ensemble assez complète nous y est donc offerte puisque le premier recueil d’Élie-Charles Flamand fut publié en 1957 : À un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu.
Nous y cueillerons quelques titres significatifs d’une orientation poétique singulière, et qui feront ici office de brève bibliographie : La lune feuillée (préfacé par A. P. de Mandiargues, 1968) ; La voie des mots (préfacé par E. Humeau, 1974) ; Attiser la rose cruciale, précédé de La Quête du Verbe (1982) ;L’attentive lumière est dans la crypte (1984) ; Pacte avec la source (2000) ; Lorsque l’envers se déploie (postface de Marc Kober, couverture d’Obéline Flamand)… Simple aperçu, car sont ici répertoriés pas moins de vingt-quatre recueils poétiques, sans citer les quatorze essais portant sur divers sujets tels la peinture, l’alchimie, la musique, la symbolique du monde minéral… Une œuvre ample et dense, sans aucun doute, qui engage une existence… toute la vie. Comme à l’accoutumée, la Mère Michel s’interroge sur ce fait que l’auteur d’une telle œuvre – certes difficile, nous le verrons, et peut-être pour et contre cela même ! – n’ait pas trouvé l’écho qu’il mérite dans les cercles de ce qu’elle appelle « la chronique »… Mais nous savons à peu près tout de ces silences injustifiables que ne compensent pas les risibles tapages dont les « chroniqueurs » en question entourent des œuvres qui, le plus souvent, sont à leur faible mesure. Armand Olivennes, dans le même volume, signale que « les conditions faites aux poètes sont parmi les plus ignominieuses de celles offertes à la Culture par le fascisme technico-bureaucratique moderne… » (p.38). C’est la « loi » du milieu certes, mais une loi à laquelle on ne peut se faire. Ajoutons simplement que, de nos jours, ce fascisme a pris aussi le visage de l’Économique et du Spéculatif.
Je prends pour témoins de ces silences injustes ceux qui, lucides et sensibles, ont perçu l’originalité entière d’Élie-Charles Flamand. Ainsi, Jean-Louis Gauthier, déclarant à propos de son premier recueil : « La poésie de C.F. est entière exhaustive. Elle suit la progression de ses propres enchaînements et devient absolue par le fait même qu’elle procède, selon une expression chère à Paul Valéry, “par merveilles exceptionnelles” ». Ou encore Breton lui-même qui, la même année (1957), fait mention d’un poète pareil au dauphin, évoluant « au large »… Les signataires ont comme noms encore Michel Manoll (Je salue le passage du météore) ; Pascal Pia (« … semblent se creuser [dans les poèmes de M. Flamand] des golfes d’ombre… où “les fastes de l’ordre essentiel” s’accomplissent ». Pierre Emmanuel pointe « une préoccupation du dedans »… Yves-Alain Favre, dont la connaissance de la poésie est de l’ordre de l’infaillible, étudiant les liens étroits de l’alchimie et de la poésie dans l’œuvre d’Élie-Charles Flamand, conclut : « Elle (l’œuvre) ne dissocie pas le travail sur le langage de la quête spirituelle et de la métamorphose intérieure. […] malgré la déficience du langage humain, elle porte en elle « le sceau de la Réalité suprême » et rend témoignage de son origine transcendante :
« Entre lumière et matière
Le Verbe ourdit l’imprévue délivrance
Et rythme un apaisement qui ruisselle »…
(Attiser la rose cruciale)
Cette poésie, en effet, est de haute altitude. Elle se déploie dans les nombreuses directions d’une recherche intime qui nous concerne tous et que dessine le poète dans une réponse à André Lagrange, en 1993 (pp. 76-77) :
« … rencontrer l’imprévisible, tenter d’incarner l’éternité dans l’instant ; appréhender le vrai réel en retrouvant les lois harmoniques des correspondances entre le plan Matériel et le plan Spirituel ; recevoir les énergies fécondatrices du Verbe ; modifier mon être en puisant dans le vaste réservoir de Connaissance sacrée que les alchimistes appellent l’Esprit Universel ; expérimenter par la voie de la poésie le stirb und werde, meurs et deviens, de Goethe ; faire partager aux autres ce que l’on a découvert de meilleur en soi, leur donner un peu de sérénité… » Poésie de pleine ambition humaine, de partage désiré, partage de la difficulté de l’être au monde affrontée avec les armes rhétoriques forgées par soi-même. Poésie difficile, j’y faisais allusion plus haut, qui s’accepte comme telle dans chaque poème car sa propre difficulté est nécessité pour aboutir aux connaissances essentielles, à la « Connaissance » peut-être… La ritournelle, le vers de mirliton ont leurs lieux et leurs usages, mais qu’on ne les cherche pas ici. Le lecteur s’y pourra faire ou ne le pourra pas. Marc Kober nous en avertit d’emblée : « Lire un recueil d’Élie-Charles Flamand est un acte qui se conçoit seulement dans la durée ; c’est un être transformé qui referme le livre » et il nous rassure aussitôt : « L’opération alchimique importe moins que sa traduction : une odyssée intérieure relancée de poème en poème, un précipité verbal nullement gratuit ou purement esthétique. […] L’athanor n’a pas à être montré. Directement, le lecteur accède à un réel transfiguré par la vision… » (p. 81).
La Mère Michel, à ce moment de sa propre lecture, lecture de découverte sauvage dont elle tâche à rendre compte, se doit de faire un aveu : rien ne la préparait à une telle rencontre. La Mère Michel aime la chair, les herbes grasses de la plaine et du val, les ruisseaux, les haies d’oiseaux et de parfums, certaines grâces reconnues chez Lucrèce, Ovide et Ronsard… et elle s’est trouvée ici, sans entraînement préalable (où se serait-elle entraînée ? il n’est pas de gymnase pour une telle poésie…), projetée dans la haute montagne, ventre contre le roc, tête parmi le minéral et l’aérien plutôt que le charnel, emportée dans la profusion des concaténations verbales et les infinies modulations des saisies internes et externes d’un réel toujours en recul sur l’horizon au fur et à mesure de la marche… Un trait fort de cette poésie est que la question y est sans cesse reprise et reposée en d’autres termes, toujours en d’autres termes qui, la réponse important moins que la question, finissent par transmuter en une manière de réponse, laquelle par bonheur, n’est jamais celle espérée… Dieu ? Tout ? L’éternel ? L’infini ? « Le chaos d’ébène » ?… Ou encore :
« Ce qui est en haut dit à ce qui est en bas
“La caresse du vent n’est pas un manteau
Couvrant les fuyantes silhouettes de l’horizon
L’opacité ne joue plus avec le soleil
Un sang téméraire se répand dans le roc
Le circuit des cendres – crois-le – ne m’emprisonne pas
Des irisations édéniques enrobent
Toute force implacable de la nature” ».
Je tiens à le dire, lire un poète toujours c’est expérimenter l’inconnu, accepter d’être changé, voireconverti à d’autres visions, à d’autres beautés. Lisant des vers de cette magmatique exubérance, extraits de Ciseaux en liberté, recueil illustré par le poète, la Mère Michel s’est forgé la conviction de l’authenticité de la quête de vérité ici entreprise. Une défiance originelle – qu’on veuille la lui passer, il est tant de faiseurs, de mimes du « poétique » ! – l’a soudain abandonné. La certitude s’est du même coup imposée de ce que les mots dialoguant avec formes et couleurs, la tentative prométhéenne d’union des mondes intérieurs de la conscience méditative et extérieurs d’une nature indomptable étaiten marche dans cette poésie. Ainsi, à ce retour des afflictions intimes, très humaines,
« En toi sont enclos l’œil rendu fou par le désamour
Le mufle menaçant de la détresse
Et une carcasse usée c’est l’affliction
À la traîne tu es chargé d’un amas pansu de reniements »
répondent le feu, le globe tout ensemble se créant avec, bientôt, l’humain qui les pensera en se pensant lui-même :
« Le feu substance du grand Tout s’agite, frémit, ondule, houle et, se ramassant sur lui-même, entre en gésine. Il s’en exhale une vapeur qui, durcie, deviendra le globe où se répandra entre autres le genre humain ».
À ces répons alternés, l’on est ultrasensible. Il est certes évident qu’Élie-Charles Flamand veut transmuter ses mondes par une symbolique alchimie du verbe ; sans doute même veut-il toucher le Verbe, la Parole, à travers les ruses (sont-ce des ruses ?), les pratiques de l’Œuvre au Noir, de l’Œuvre au Rouge… Il a de ces mystères une pleine connaissance ; mais nous voulons seulement nous arrêter sur le chemin, son chemin, sachant que la voie seule compte des transmutations et que l’or à la fin obtenu n’est qu’effet induit. Nous avouons sans honte, notre intérêt relatif et même notre méconnaissance des arcanes de l’alchimie, fût-elle verbale, le structuralisme en littérature ne nous ayant sublimé que l’excrément du vide. Par ailleurs, Yves-Alain Favre nous fournit desdits mystères une analyse conséquente dans le volume cité. Secoué de tremblements, pauvre chroniqueur à notre tour, attentif néanmoins, tous les sens en éveil, une folie dans la tête,
« Nous errons dans le labyrinthe
Dont les principaux passages sont murés »…
Le Troisième souffle est dédié à « Obéline, compagne non pareille sur le sentier »… La sin par Obelina, donc, l’accompagnatrice du Temps et des mots, celle qui illustre bon nombre de recueils du poète, celle auprès de qui, peut-être, se rassemblent de ces très anciennes visions dont vivent aussi les chevaliers en leur armure de mots :
« Bientôt du Paradis perdu à la Terre promise
Un mouvement ondule impassible doucement
Imposé au souhait équilibré mais obscur
Tendre abandon qu’enferme
La puissance d’un seul effleurement
Celui de la femme te faisant revivre ».
L’hommage se hausse ici à l’offrande du Poème. Invitation aussi, à un voyage essentiel parmi les formes du monde et les mots qui tentent de les traduire :
« Ces mots imprévisibles
Puisque maints arbres furent paraît-il abattus
Dans la sylve abandonnés aux prophètes ».
Il s’agit de les « réduire » aussi, ces formes et ces mots, d’en extraire l’essence et l’harmonie. Mais les formes résistent, elles se font coléreuses et bruyantes. Elles se griment dans les brumes d’« une vénérable fumée », et il se pourrait même qu’elles veuillent s’éloigner. L’odyssée n’est pas de tout repos :
« On ne s’entendait pas
L’enclume la plume avec la tornade
Devaient-elles verser longtemps
Leurs bruits accordés dans la prairie en grisaille ? »
Le poète-navigateur est-il l’« exact coupable » animé « d’un penser amical pourtant », qui semble, en dépit de l’obstinée précision de sa quête, toucher plus aisément l’ombre que la proie, les « cendres d’amertume » que le feu qu’il désirait voler ? Le poète s’encourage dans la constante difficulté, car la promesse d’atteindre le Graal est à jamais actuelle :
« Les heures gagnées auprès de ce feu
Approuvent les mains justes
Et devenues limpides comme les astres
Plus bas parmi les écueils vieillis
Un trésor composé de roches signifiantes
Découvert après tant de veilles
Qu’effacèrent tant de flambées
Finalement nous purifie ».
Plutôt que d’un coupable, c’est d’un être étranger à toute faute que nous devrions parler, d’un innocent Ulysse protégé de ses ruses anciennes, d’un quêteur s’offrant à la candeur des objets et des formes afin qu’elles lui ouvrent le grand livre du Sens, et cela toujours dans l’espérance d’emporter le secret ultime à travers les surprises et aléas des rencontres :
« […]
L’étendue se contracte
Convoque le calme
L’imminence d’un sourire
Nous convie à une verticale accentuation
De furtives paroles
Engendrées par l’écume ».
C’est que, certainement, dans l’éprouvant périple, il faut subir les raréfactions (purifications ?) qu’engendre la quête, déjouer les mirages, les moires trompeuses que jettent sur elles-mêmes les images – « … l’ample lacis des fluctuations / Les méandres quittés ont perdu leurs reflets//… nous avons surmonté les aveuglantes figures des icebergs ». Il est même une certitude écrite dans la figure de la spirale, figure récurrente, « spirale du soleil », et celle peut-être d’une ammonite que, sur une photographie, tient dans ses mains Élie-Charles Flamand, forme si admirablement symbolique d’un divin équilibre qu’il ne pouvait la négliger. Elle est fruit de la chair, de la terre et de la roche autant que de la géométrie, elle est signe qui nous parle, nous guide et nous rassure ; « Continuons à ne pas courir autant de routes dispersées / – La spire des coquillages nous avait mis en garde – ». Il faut, en fragmentant les regards et leurs visées, voir les formes elles-mêmes se fragmenter ; il faut ne pas s’arrêter aux maux dont s’afflige le paysage :
« Les voyages sont accomplis ils obstruaient les cieux
Nous avons vu tant de fêtes brisées par la mort familière ».
L’homme, cela se fait jour peu à peu dans les pages de ce Troisième souffle, doit déjouer le monde pour mieux se saisir de lui et y restaurer sa demeure, car « sur la plus lointaine des galaxies / Se trouve sa demeure légitime ».
Il y faut de l’humilité, mais aussi une obstination orgueilleuse, de cet « orgueil [qui s’est] à la longue affiné au cours des chemins ». « Le fleuve des circonstances » – la litote fait mouche ! –, pour être traversé, doit être apprivoisé dans l’esprit d’abord ; il faut un savoir, et des habiletés sans doute, qui permettront ce renversement inattendu où l’on verra que « l’adversité devient maladroite ».
Chaque vers de ce poémier immense devient un instant de ma propre lecture. J’y saisis ce que je suis au moment même où le poète me propose son image. La transmutation de lui à moi, de moi à lui, s’opère aisément : l’autre-soi est de chaque côté du miroir, identique et différent, embarqué dans une héraldique figure d’affrontement. Qu’importe si, fugaces, des objets, des mouvements m’échappent dans cet échange des regards, si des champs obscurs s’interposent, si des lointains s’éloignent trop pour être entièrement perçus, si des musiques se perdent un moment… tout cela me reviendra, ne pourra continuellement s’écarter de moi, car ainsi que le poète,
« J’avance vers le plus proche
Qui est aussi parfois le plus lointain ».
Il est d’ailleurs, plusieurs fois revendiquée, une requête d’unité qui ne permet pas de douter que sur elle la clarté se fera :
« Une pluie de pétales n’aveuglant plus
Pour donner lieu à un serein détachement
De toute idée trébuchante
C’est là recréer le fort antique chemin
D’une manifeste unité ».
« Serein détachement », oui, mais aussi limites atteintes « de la joie et de l’exténuation », car, dans son élégance naturelle, par l’extrême mobilité de son poème, Élie-Charles Flamand permet à la Mère Michel, car tout lui est « Un », de retrouver sa « terre familière », les lieux qu’elle croyait avoir quittés pour longtemps :
« L’arbre de la forêt chante par l’oiseau
Le feuillage jamais déconcerté
Est indifférent comme l’ombre
De ce qui demeure insaisissable
On voit rayonner les volontés
D’une terre familière
À travers les trouées ensoleillées ».
Élie-Charles Flamand dément, je crois, Isidore Ducasse, qui exigeait que la poésie ne fût pas faite par un seul mais par tous. Cela du moins si l’on n’étend pas au-delà de son seul sens littéral l’assertion de l’auteur des Chants de Maldoror. « Tous » ne pourraient, ne peuvent faire, à l’évidence, cette poésie-là qui n’appartient qu’à l’orpailleur de ce méandre du torrent, au mineur de ce filon, à l’alchimiste de cet athanor, à l’armateur de ce navire… mais, par la voie de l’implicite, parfois aussi de l’explicite, le poète n’embarque pas seul dans sa quête erratique. Il nous prend sur son navire aventureux, nous invite à hisser la voile en sa compagnie. Ce n’est pas peu de chose. Je demande à Marc Kober de m’aider à conclure, quoique conclure n’ait pas l’ombre d’une nécessité logique en la matière : la quête ne cessera jamais… c’est en elle qu’est la fonction du Poème. Sisyphe peut-il être heureux ? S’il l’est, il sera poète, car « Le cosmique combat, la dramatisation des éléments au cœur de chaque poème brusquent l’allégresse de l’inaccompli ». Le sens est toujours à accomplir car il se meut avec le monde en mouvement parmi l’infini du cosmos : « Attiser la combustion au cœur des pierres, accélérer le lever de mille soleils intérieurs seront peut-être quelques-unes des tâches que le poète se donne au cours d’un itinéraire inlassable comme la mer venant ronger les falaises de craie pour en exhumer les trésors géologiques ».
Michel Host - Le 13 janvier 2012
« La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte ».
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