La mère Michel a lu (16) - Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949
La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte.
Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949
Choix et présentation par Marion Graf et Peter Utz. Précédé de « Robert Walser et sa fringale épistolaire » de Peter Utz, Éditions Zoé, 11 rue des Moraines, CH-1227, Carouge-Genève, 2012, Couverture Silvia Francia, 465 pp. (prix non indiqué / cf. www.editionszoe.ch)
Le poète en personne
« Écrire des lettres au monde entier. Au monde entier ! »
Robert Walser, à Flora Ackeret.
« Poète », ou « artiste », c’est ainsi que Robert Walser (1878-1956), suisse qui écrivait en allemand, parfois et brièvement en français, se désignait. À ses proses il donnait souvent le nom de « poèmes » car il avait le souci d’être ce poète intègre qui, selon les termes de Peter Utz, « démonstrativement subjectif, se réinvente en permanence ». Nous sommes avec lui bien éloignés du romancier – quoiqu’il écrivît plusieurs romans – labourant ad vitam aeternam ses mêmes hectares de terre, et tout aussi éloignés du personnage du « grand poète », et plus encore de ce poète inteligent (il écrivait le mot ainsi), talent professoral, mi-théoricien fumeux mi-traficoteur de mots tel que nous en connaissons depuis toujours, et singulièrement en France. Il était un être des plus sensibles, mais la distance pudique ou pleine d’humour qu’il établissait vis-à-vis de lui-même comme de tout ce qu’il écrivait était une de ses caractéristiques. Cette distance n’impliquait nullement qu’il vendît à bas prix ses articles et ses livres aux journaux et aux éditeurs. Il n’avait certes pas conçu cette correspondance, qui témoigne de libertés étonnantes (nous sont ici proposées 266 de ses lettres sur les 750 conservées) (1), pour qu’elle parût en volume et fût rendue publique.
Si cela a lieu aujourd’hui c’est grâce aux édition Zoé et surtout, je crois, parce que l’entreprise aide à pénétrer le mystère Walser par le double chemin de l’émotivité et de l’affectivité (productives ou stérilisantes selon les périodes) et par la voie de l’énergie intérieure, étrange machine fonctionnant à plein régime, et dont un jour Walser arrêtera volontairement le moteur pour se retirer dans ce qu’il appellera « le territoire du crayon », c’est-à-dire celui d’écrits microgrammatiques qu’il gardera secrets et que l’on mettra au jour seulement après sa disparition.
Quelques questions encore. Qu’importe que Walser ne soit pas l’écrivain suisse aujourd’hui le plus connu en France : lui-même ne recherchait pas cette sorte de reconnaissance tonitruante qui souvent aveugle plus qu’elle n’éclaire. Des éditeurs (nous citons en fin d’article les éditeurs français et les éditions Zoé) se sont intéressés à lui, et aussi des traducteurs, des chroniqueurs littéraires (il nous faut ici admettre que quelques-uns ont encore de la curiosité et les yeux en face des trous). Des lecteurs se sont donc attachés à ses pas (il traçait vaillamment son chemin dans la forêt des mots comme dans celles du Jura et de l’Allemagne où il aimait à marcher des jours entiers (2), et il mourra seul, emblème et symbole étonnants, en hiver, sur un chemin enneigé). Son aura, on ne peut plus réelle, s’étendra-t-elle plus encore ? Il faut souhaiter seulement que le club de ses amateurs-admirateurs, déjà bien fréquenté, s’élargisse davantage encore avec le temps. Qu’importe enfin que, pour ceux qui découvriraient maintenant Robert Walser, ce soit par le biais biographique auquel est par nature soumise toute correspondance personnelle. Nous suivrons donc la ligne de Sainte-Beuve plutôt que celle de Marcel Proust, et, toujours avec Peter Utz, entrerons dans ce que l’on peut voir comme « un terrain d’exercice idéal », apparenté au « feuilleton ». En effet, hormis dans ses romans – et encore ! –, la prose de Robert Walser est tout un art du primesaut ou de la simulation du primesaut, et « Ces lettres n’en sont que plus proches de son œuvre littéraire, et elles le montrent pleinement à la hauteur de son art, dans sa grande diversité ».
Ces pages « choisies » s’adressent en premier lieu au cercle familial (ses sœurs et frères), puis à celui des intimes, amis et surtout amies et confidentes (Flora Ackeret, Frieda Mermet, Therese Breitbach), enfin à quelques correspondants professionnels, éditeurs, journalistes, directeurs de publications, plus rarement à des écrivains ou personnalités très en vue qui l’aiment et le soutiennent (Max Brod, Hugo von Hofmannsthal, Thomas Mann). Une correspondance d’abord privée, par conséquent. Le poète s’adressera encore à celui qui deviendra son ami proche, son confident et son tuteur, Carl Seelig. Elle s’étend sur six périodes : celle des apprentissages (1897-1905) ; les trois périodes berlinoise (1905-1913), biennoise (1913-1920) et bernoise (1921-1929), et enfin les deux longs moments où Walser vivra en maison de repos (à La Waldau, 1929-1933) et en institut psychiatrique (à Herisau, 1933-1956). Marion Graf a fort bien cadré ces étapes successives, et donné en fin de volume de très utilesRepères chronologiques suivis de la liste des œuvres de Walser traduites en français. Notons encore quelques photographies parfaitement choisies elles aussi.
De la période des apprentissages où le jeune Walser, fils du relieur et commerçant Adolf Walser et d’Elisa Marti, septième d’une fratrie de huit enfants, a quitté Bienne (Biel) pour voyager de Stuttgart à Zurich, puis Munich, Wurzbourg et Berlin, retenons qu’il a travaillé dans diverses maisons de commerce et comme comptable dans une maison d’assurances. Il avoue (1897-L.1) (3) : « Je ne sais pas du tout pourquoi je travaille, mais j’entrevois assez nettement que je suis peu utile, terriblement peu utile ». Quelque chose ici rappelle le roman Senilità d’Italo Svevo. Et, à sa sœur Lisa : « J’ai faim ! Et chaque fois que j’ai faim, j’ai envie d’écrire une lettre ! ». C’est ainsi que le préfacier du livre peut nous parler de « fringale épistolaire » (1897-L.2) et que peut naître une vocation littéraire, comme le démontrent les premiers envois de « poèmes » (L.4) à des revues viennoises et praguoises. Walser entame ses contributions à la presse, plus ou moins généreusement rétribuées. Mais rien n’est jamais facile : « À Berlin, d’où je rentre, l’espoir de gagner quelque chose par mes travaux littéraires s’est complètement dissipé » (1902 ; à J. V.Widmann, L.8). Et toujours auprès de sa sœur Lisa (1904-L.16), qui se prépare à devenir institutrice, Robert se fait conseiller à sa manière, distanciée, mi-sérieuse mi-plaisante, et somme toute délicate et telle que la lectrice ne dut savoir sur quel pied danser : « Il faut tout trouver beau. Il ne faut rien vouloir fuir. Ton destin me touche beaucoup. Tu sais, j’aime tellement les filles qui souffrent. Sinon, je suis un forban sans cœur… […] Dieu hait les tristes. Mais tout va si vite. On meurt si vite ». Déjà du pur Walser.
La période de résidence berlinoise fut certainement décisive pour Walser. Il y passera huit ans, interrompus par trois mois de service domestique chez le comte von Hochberg, en haute Silésie. Son frère aîné Karl, peintre en vue et illustrateur célèbre, le guidera dans les milieux de l’art, de l’édition, et ceux du théâtre (il voulait être acteur, il ne put l’être, mais cette tentation est, je crois, à relier à la « théâtralité » discrète mais bien réelle de toute son œuvre.) Toujours cette distanciation walsérienne ! Il écrit trois romans durant ces années-là (4), tous publiés par Cassirer. La réception est inégale. L’écriture ne lui est plus un plaisir : « C’est parfois quelque chose de détestable, ce besoin de devoir produire. Il y a toujours un “devoir”, jamais un “vouloir” » (1906-L.23). Il quittera Berlin, on peut le penser, dans la déception et l’écœurement que suscite la vision des férocités de l’ambition et de l’inhumanité des rapports mondains. Ce sentiment de déception se lie d’ailleurs à l’un des tropismes profond et constant de Walser, celui de n’être rien, « un beau zéro tout rond », celui de servir plutôt que dominer : « … c’est tout aussi beau de n’être rien, cela implique une ardeur plus haute que d’êtrequelque chose » (1906-L.24). On le comprend bien, Walser, par nature, ne sera jamais un homme du paraître, sa conscience de lui-même et de l’existence humaine s’y oppose entièrement. Dans une lettre (1907-L.28) à Flora Ackeret, une amie de la famille, il persiste et signe : « Le succès extérieur, quoique fort beau, est toujours à prendre avec prudence, et l’insuccès n’est de loin pas aussi néfaste que ce qu’on croit ».
La période biennoise (de Bienne, sa ville natale) est sans doute bien plus heureuse pour le poète. Il y vivra modestement, logeant dans une mansarde à l’hôtel de la Croix-Bleue, effectuant d’innombrables promenades dans les environs, parfois jusqu’au village de Bellelay (à une trentaine de kilomètres) où réside son amie et confidente, Frieda Mermet (1877-1969), responsable de la lingerie d’une clinique et qui deviendra sa secrétaire-bibliothécaire-archiviste. La plupart des correspondantes de Walser sont des personnes modestes, tout comme lui-même d’ailleurs, qui ne s’est jamais pris pour « l’écrivain » ou l’être supérieur. Sa modestie est authentique mais encadrée par une haute conscience de sa dignité. Il ouvrira ici sa période proprement « poétique », celle des petites proses dont il compose des volumes (Morceaux de prose, Petite prose, La Promenade, Vie de poète, Seeland) comme nous le rappelle fort bien Marion Graf, volumes dont parfois et auparavant, il aura détaché des pages qu’il publie dans d’innombrables journaux et revues. On aurait donc tort de le voir en écrivain isolé ou reclus. Bien des lecteurs, parfois prestigieux, l’apprécient et le suivent. Certains critiques, plutôt rares il est vrai, le détestent. Somme toute, il partage le sort de bien des écrivains et artistes. La grande différence est qu’il fait œuvre de son retrait en partie volontaire, de sa discrétion observatrice et plus encore de cette impossibilité, qui le fait souffrir mais dont il se nourrit, de se soumettre aux normes communes de la vie courante comme de la vie littéraire. Si l’image n’était démesurée, je penserais volontiers à un géant caché avec quelque chose de la sauvagerie d’un Polyphème. Frieda Mermet et Therese Breitbach sont les deux correspondantes privilégiées de cette époque et de l’époque bernoise qui suivra. L’une, plus âgée que Robert, l’autre beaucoup moins : l’une mère-amante rêvée (sa mère mourut quand il n’avait que seize ans ; quant à Frieda, il l’appellera volontiers « Chère Maman » [L.90]), amie fidèle, soutien affectif et matériel constant, support de rêveries érotiques sans aucun doute, phare de son existence désormais plus solitaire ; l’autre, jeune fille que l’on n’approche qu’avec mille délicates précautions, sœur d’un jeune homme qui deviendra écrivain à son tour (Joseph Breitbach) (5), puis femme qu’il aimera conseiller et plus tard tentera en vain de surprendre par quelque propos leste aussitôt suivi d’une demande de pardon. Supports toutes deux de différents jeux de rôles dont il nourrit ses « poèmes », malices innocentes d’écrivain que Peter Utz commente avec finesse, notamment dans le cas de Frieda Mermet : « La différence d’âge et la différence géographique favorisent une intimité étonnante ». Cette situation, la présence-absence de ces deux femmes sont, comme nous pourrions dire dans un autre sens, le moteur de recherche littéraire de Robert Walser.
À Frieda Mermet, qui lui reprise ses chaussettes ou lui en envoie de toutes neuves avec, sans jamais rechigner, d’excellents fromages qu’il n’oublie pas de lui réclamer en termes d’une toujours délicate et ironique courtoisie : « … avec les belles chaussettes que vous avez la bonté de m’offrir, vous me donnez tant de motifs de gratitude que je me trouve embarrassé des mots qu’il faut choisir pour vous dire une gentillesse à peu près neuve et jolie » (1914-L.39). Un peu plus tard, faisant allusion à une visite qu’elle lui fit : « … il y avait la vue par la petite lucarne de la mansarde […] devant laquelle j’ai pu vous soulever et vous porter un instant. Je vous aurais bien gardée ainsi toute une heure, serrée contre moi » (L.41). L’audace est tout en mots, en allusions et suggestions. Elle va parfois plus loin, souvenons-nous que nous sommes en 1914 et que la pudibonderie est générale dans la société du temps. Il ne semble pas que Frieda Marmet se soit indignée outre mesure de ces jeux et songeries, car Robert les réitère à l’envi. Elle dut sans doute comprendre que c’était à lui d’abord qu’ils étaient indispensables, qu’il en nourrissait une machine intérieure peu disposée aux engagements véritables. Elle dut le comprendre d’autant mieux que, mère d’un jeune garçon, elle ne pouvait recevoir qu’avec le sourire d’autres allusions aux bonheurs d’une vie familiale et maritale entièrement imaginaire (L.42)… Parfois, Robert va plus loin, imaginant sa correspondante jalouse de quelque jeune fille ou servante d’auberge (il les apprécie beaucoup) qu’il lui dit avoir rencontrée, puis démentant aussitôt qu’il ait pu y avoir quelque rapprochement entre lui et cette jeune personne… Un jeu littéraire, donc. Un brigandagemoral amoureux. De la badinerie, du marivaudage un brin provocateurs. Frieda, en fait, devait aimer cela et y découvrir une manière d’affection vraie. Souriait-elle à des déclarations telles que : « Ce pantalon rappelle des petites culottes de dame que j’aimerais bien voir un jour sur une chère personne qui a un drôle de petit nez et qui est svelte comme un joli jeune sapin » (1915-L.54). Oui, très probablement, car quelle femme vivant dans la discrétion des monts du Jura suisse ne se sentirait flattée de voir accorder à son nez la même importance qu’à celui de Cléopâtre ? D’ailleurs, Walser en tenait pour ce nez-là, et il avait le goût inné de faire plaisir. Ainsi, à sa sœur Fanny (1917-L.72) : « tes chères blanches mains »… « tes chères petites mains »… « ton exquise écriture »… Entre deux lettres et deux petites proses, il effectue des périodes militaires. Il n’ignore rien de la guerre atroce qui noie les alentours de la Suisse dans le sang. Pour lui l’Europe « est littéralement profanée par une guerre insensée… » (1918-L.100). C’est encore Frieda Mermet qu’il entretient du Don Quichotte ou du marché du livre contemporain (1918-L.87) : « La plupart des livres sont lus et oubliés avant même d’avoir été lus jusqu’au bout, ou bien on ne les lit pas du tout, parce que dès les premières pages, ils donnent une détestable impression de superficialité ». Cela s’achève sur une demande à peine masquée de thé et de fromage, où voir un cynisme profiteur serait excessif. Frieda s’exécutera, Robert la remerciera, précisant (L.89) : « Il y a chez les dames quelque chose d’attirant, de mystérieux, afin qu’on ait de quoi gamberger, et c’est cela qui est cher et beau ». C’est ce qu’on appelle une complicité affective, une véritable amitié. Ce qui frappe dans cette correspondance, c’est l’extrême ductilité du style et des pensées de Robert Walser, cela étant au point de suggérer un usage parfaitement conscient du coq-à-l’âne, mais un usage maîtrisé, faussement ingénu et qui deviendrait diabolique si l’auteur était mal intentionné. Prenons-en un parfait exemple dans une lettre de la période bernoise au cours de laquelle Walser travaille aux archives cantonales, renoue avec ses grandes balades par monts et par vaux, et publie énormément dans la presse germanophone. Il écrit alors aussi Le Brigand, La Rose…Cet emploi du coq-à-l’âne est frappant dans certaines lettres adressées à « la jeune fille de Rhénanie, Ma très chère demoiselle Breitbach »… (1925-L.160.162). Il l’entretient de mille choses en apparence sans lien les unes avec les autres : des poètes d’autrefois, de son livre Petite Prose, d’un journal où il a publié, de son expérience passée de « domestique et astiqueur de cuillers en argent qui, ayant achevé sa carrière de laquais en Haute Silésie […] écrivit Les Enfants Tanner… », du format des lettres de la demoiselle… tout cela pour arriver à une anecdote concernant des amours ancillaires (l’ancillarité, une des obsessions de Walser) s’achevant en mariage avec un ministre. Bref, tout Walser une fois encore. Therese Breitbach sera d’ailleurs « séduite », au point que chargée par son correspondant de réclamer un arriéré à un éditeur, elle exécutera la mission et obtiendra gain de cause ! La lettre 162 est, à cet égard, un petit chef-d’œuvre s’achevant sur des ambiguïtés qui servent surtout à se faire pardonner d’avance par l’humour et le contre-pied toute éventuelle impertinence : « À ce propos, je vous confie quelque chose, à savoir qu’on aime terriblement se moquer de ce que l’on admire et chérit. Et l’on aime à rabaisser ce que l’on vénère ». C’est tout un mécanisme d’écriture qu’utilise ici Robert Walser, il sera celui de plusieurs de ses « poèmes » ou « proses » brèves : l’abandon à la dérive de ses pensées, lequel, peut-être comme une prémonition de certaines productions surréalistes, finit par « produire » un récit d’un autre type, forgé dans une matière scripturaire « autre » elle aussi. Avec cette correspondance, Walser nous emmène dans l’atelier même de son art d’écrire, qui veut s’abstraire de ce qu’il nomme « l’intellect ». Ainsi, dans la lettre 168 : « J’ai trouvé remarquable la question de Kerr, qui demande si un degré d’imbécillité est désirable pour composer des poèmes. Il est certain que cette indispensable absence d’intellect manque un peu à Hiltbrunner. […] À mon avis, un beau poème est nécessairement un beau corps, qui doit s’épanouir à partir des mots déposés sur le papier discrètement, distraitement, presque sans idées ». Paul Valéry ne disait pas autre chose.
Je laisse au lecteur le soin de découvrir les lettres que Walser a envoyées à ses différents éditeurs. Aimables et des plus courtoises pour la plupart, elles concernent prioritairement les sommes demandées, les sommes dues et non reçues, mais aussi le soin à apporter aux polices de caractères, à la mise en page, à toutes ces choses qui font qu’une publication éveillera ou non l’attention au premier regard de l’amateur sensible, de l’esthète éclairé. Dans ses moments de grand agacement, Robert Walser procède à l’exécution, forcément capitale, des éditeurs : « Les écrivains, qui sont aux yeux des éditeurs une bande de gueux, devraient frayer avec ces derniers comme avec des porcs galeux » (à Max Brod, 1927-L.208). Trente ans plus tard, l’allemand Arno Schmidt s’exprimera dans des termes approchants. Ne pas nourrir ses auteurs serait-il une spécificité germanique ?
J’en viens à la dernière et longue période de l’existence terrestre de Robert Walser. Celle-ci s’étend de 1929 à sa mort, en 1956. Il connaît une « grave crise psychique » et entre à La Waldau (Berne), dans une clinique où, assez vite remis, il poursuit ses travaux d’écrivain. Il est toujours publié à Berlin, il signe des contrats de réédition. Les choses se gâtent en 1933, où pour diverses raisons, dont des raisons financières : il est « placé » contre son gré, à Herisau (canton d’Appenzell) dans l’institut psychiatrique où il demeurera 23 ans encore, avant de mourir le jour de Noël 1956, au cours d’une ultime promenade. Il s’était coupé alors du monde littéraire et de la publication. Il refuse sa mise sous tutelle. Il se lie néanmoins avec l’homme de lettres et mécène Carl Seelig, qui sera finalement son tuteur et l’accompagnera jusqu’à la fin. Il occupe ses jours à des travaux de jardinage, à ses promenades et à la rédaction de ses écrits microgrammatiques, pour lors tenus secrets. Marion Graf nous rappelle que, dans sa dernière lettre adressée à Carl Seelig, le 23 avril 1939, il dit sa révolte et son insoumission : « Il est absurde et grossier, me sachant dans un hospice, de me demander de continuer à écrire des livres. La seule terre sur laquelle le poète peut créer est celle de la liberté ». L’existence des microgrammes démontre que Robert Walser ne dit pas adieu aux livres et à la littérature, mais seulement à l’impitoyable absurdité de la société qui le tient comme emprisonné. Dans cette très triste période sa correspondance s’amenuise. Il interroge sa sœur Lisa : « Je serais agréablement touché de pouvoir recevoir un mot écrit de ma chère amie, Madame Mermet ». À Frieda Mermet (1929-L.233) : « … chère Madame Mermet… J’espère que vous viendrez bientôt me rendre visite ». Frieda continue à lui envoyer des cadeaux. Même demande à Therese Breitbach, dans des lettres pleines de gentillesse. Le monde s’éloigne donc peu à peu du poète comme lui-même s’éloigne du monde. (1929-L.31). À Herisau, la situation empire. À sa sœur Lisa, dont il se soucie de la santé (1936-L.250) : « Pour ma part, je jouis, Dieu merci, d’un bien-être certainement très agréable pour l’instant. Dommage seulement que je ne puisse pas en faire grand-chose, fût-ce pour le public, fût-ce pour moi-même ». Robert pense aussi à la guerre, et à la vie si précieuse (À sa sœur Fanny, 1941-L.263) : « Les routes sont admirablement blanches et douces. La guerre n’en est que plus dure. Mais grâce à Dieu, tout cela est loin de nous. Qu’ils s’arrangent entre eux, ces vilains garnements. N’est-ce pas, la vie a de la valeur, c’est pourquoi il convient d’être sur ses gardes, d’être prudent et d’en prendre soin ». Après, le silence. Toutes les fins sont tristes, celle de Robert Walser serre le cœur. Le mien en tout cas, dois-je le dire ?
Michel Host
(1) La nouvelle édition de l’œuvre de R. Walser préparée par le Robert Walser Zentrum, à Berne, s’ouvrira par 2 volumes de correspondances (environ 750 lettres). (Note éditoriale).
(2) L’un de ses livres les plus beaux ne s’intitule-t-il pas La Promenade ?
(3) Nous donnerons l’année de la citation, souvent le nom du correspondant, et toujours le numéro de la lettre heureusement classée par les éd. Zoé.
(4) Les enfants Tanner (1907), L’homme à tout faire (1908), L’Institut Benjamenta (1909).
(5) Joseph Breitbach, avec qui R. Walser aura entretenu une correspondance dont rien, malheureusement, n’a été conservé.
Note Biobibliographique :
La biographie de Robert Walser est inscrite en épais filigrane dans cet article. Nous n’insistons pas. Pour sa bibliographie, reproduisons la liste de ses œuvres disponibles en français, telle que la donnent les Éditions Zoé :
L’Institut Benjamenta (trad. Marthe Robert) L’Imaginaire, Gallimard, n°80, 1999
L’Homme à tout faire (trad. W.Weideli), L’âge d’homme, Poche suisse, n°185, 2000
Les Enfants Tanner (trad. J. Launay), Gallimard, Folio, n°2380, 1992
Le Commis (trad. B. Lortholary), Gallimard Du monde entier, 1986
La Promenade (trad. B. Lortholary) Gallimard L’Imaginaire n°541, 2007, Folio bilingue, n°93, 2000
Blanche-Neige (trad. Claude Mouchard), José Corti, Merveilleux, n°18, 2001
La Rose (trad. B. Lortholary), Gallimard Du monde entier, L’Imaginaire, n° 584, 2009
Félix (trad. Gilbert Musy), MiniZoé, n°26, 1997
Promenades avec Robert Walser par Carl Seelig, (trad. Bernard Kreiss), Rivages poche, n°65, 1992
Sur quelques-uns et sur lui-même (trad. J.-C. Schneider), Gallimard, Arcades, n°36, 1994
Le Brigand (trad. J. Launay), Gallimard Du monde entier, Gallimard Folio, n° 2900, 1996
L’Étang (trad. G. Musy), MiniZoé, n°36, 1999
Retour dans la neige, Proses brèves, I, (trad. Golnaz Houchidar), Zoé, 1999, Points Seuil, 2006
Les Rédactions de Fritz Kocher, suivi de Histoires et de Petits essais (trad. J. Launay), Gallimard Du monde entier, 1999
Marie (éd. bilingue – trad. J. Launay), Le Rocher, 1999
Cigogne et porc-épic (trad. Marion Graf), MiniZoé, n°42, 2000
Porcelaine (trad. M. Graf), MiniZoé, n°43, 2000
Nouvelles du jour, Proses brèves, II, (trad. M. Graf), Zoé, 2000, Zoé-Poche, n°44, 2010
Le Territoire du crayon. Proses des microgrammes (trad. M. Graf), Zoé, 2003
Robert Walser, l’écriture miniature (collectif) (trad. M. Graf), Zoé, 2004
Seeland (trad. M. Graf), Zoé, 2005
Petits textes poétiques (trad. Nicole Taubes), Gallimard, 2005
Histoires d’images (trad. M. Graf), Zoé, 2006
Vie de poète (trad. M.Graf), Zoé, 2006 – Ponts Seuils, 2010
Cendrillon (trad. Anne Longuet Marx), MiniZoé, n°67, 2006
Morceaux de prose (trad. M. Graf), Zoé, 2008
Poèmes (éd. bilingue / trad. M. Graf), Zoé, 2008
Petite Prose (trad. M. Graf), Zoé, 2010
Au bureau, Poèmes de 1909 (éd. bilingue, trad. M. Graf), Zoé, 2010
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