La mère Michel a lu (15) - La poésie en prose au XXème siècle
« La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte ».
Les entretiens de la Fondation des Treilles
Les Cahiers de la NRF / Gallimard (1)
Ouvrage publié en décembre 2012
Textes réunis par Peter Schnyder
Avant-propos de Peter Schnyder
500 pp. / 24,90 €
Entretiens avec : Judith Abensour, Béatrice Bonhomme, Serge Bourjea, Ruggero Campagnoli, Caroline Casseville, Stéphane Chaudier, Tania Collani, Michel Deguy, Marie Frisson, Étienne-Alain Hubert, Marie Joqueviel-Lüthi, Peter Schnyder, Frédérique Toudoire-Surlapierre, André Wyss, Laurent Zimmermann.
Le poème en prose, le poème en vers & un peu au-delà
« Si j’avais un conseil à donner à monsieur, dit Barbet (libraire), ce serait de laisser les vers et de se mettre à la prose. On ne veut plus de vers sur le quai » (H. de Balzac, Les illusions perdues)
« Toute lecture est une aventure personnelle, sinon à quoi bon ? » (Michel Le Maniak, Aphorismes et apophtegmes (inédit)
Ma quête du poétique, d’une définition que je sais introuvable de ce qui est poésie et de ce qui ne l’est pas, m’a conduit à me jeter sur ces Entretiens avec fureur et voracité. Ce que j’y cherchais, je ne l’ai pas trouvé, j’aurais dû m’y attendre. J’y ai trouvé, comme rangées en chapitres, des réflexions d’un grand intérêt sur ce moment de la fin du XIXe siècle où l’on vit Aloysius Bertrand inventer une nouvelle forme poétique (le poème en prose), sur les dimensions partagées que prit cette invention dans les temps qui suivirent, sur sa féconde filiation et enfin cette vraie ou trompeuse dichotomie qui s’était instaurée et serait toujours plus ou moins établie dans nos esprits entre poésie et prose… Des réflexions le plus souvent enrichissantes, de rares fois teintées d’une cuistrerie non négligeable, mais le plus souvent parfaitement intelligibles, passionnantes, éclairantes, stimulantes.
Le poétique (ce qui est, ce qui fait « poésie ») est donné comme indiscutable et donc comme acquis dans la plupart de ces entretiens et conférences qui témoignent de recherches et d’enquêtes approfondies. On ne tente pas d’en cerner l’essence et on passe directement à l’analyse des modalités de la poésie en vers et/ou en prose. Tout en ayant claire conscience de l’immense difficulté qu’il y a à s’affronter à la falaise du poétique (2), à tenter de l’escalader, de la mesurer, je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a là un brouillage (voire un brouillard) méthodologique. Comment chasser une bête dont on ne connaît ni les qualités, ni la puissance, ni même la nature ? Cependant, cette traque de la « poésie en prose au XXe siècle » mettra de très belles prises dans notre gibecière et nos filets.
Parmi les réflexions les plus stimulantes, j’en ai retenu quelques-unes dont je vais tenter de saisir quelques pointes. Les mots qui composent le poème, selon moi, justifient les mots qui en disent la légitimité. On ne risque pas, ici, comme dans les arts picturaux et graphiques, et les arts virtuels ou de l’« installation », de la plomberie ou de la toile à matelas (qu’on veuille me pardonner le retard que j’ai pu prendre dans le suivi de ces déjections (3) qui font la mode et le marché de l’art) de voir le plein du discours remplir le vide creusé par les œuvrettes ou par les œuvres de l’imposture.
L’histoire de la poésie en prose, ou de la prose en poésie, s’ouvre formellement (et en France tout au moins) avec Aloysius Bertrand, ce poète bourguignon presque inconnu qui écrivit Gaspard de la Nuit (4) (publié un an après la mort de l’auteur, en 1842), inventant du même coup le « poème en prose ». Le premier à s’engouffrer dans la brèche fut Charles Baudelaire dont nous avons tous dans nos bibliothèques Le Spleen de Paris, sous-titré « Poèmes en prose ». Et de là, à travers Mallarmé, Rimbaud, le mouvement du poème en prose ne fera que s’amplifier, se raffiner, et nous arriverons ainsi à Reverdy, Michaux, Max Jacob, puis à Francis Ponge et à bien d’autres (5) qui, pour n’avoir pas acquis la grande notoriété, n’en ont pas moins écrit des textes poétiques à l’écart de la poésie en vers « comptés » ou non comptés, selon l’expression aragonienne…
Ainsi, retenons que « C’est dans l’entourage de Boileau et de Perrault, de Mme Dacier et de Houdar de La Motte, de Fontenelle et de Fénelon que sont discutés les rapports entre poésie et versification et évoquées les possibilités d’une poésie en prose. Pour certains, l’essence de la poésie n’est plus liée désormais à une forme particulière » (Robert Kopp, p.27). Tant de siècles pour franchir ce pas immense qui sépare la poésie comme « Chant », pour Aristote (et l’on sait que le chant du vers grec était multiple et d’une rare difficulté syllabique et d’accentuation) de la poésie prose et rupture, nous le verrons, pour Henri Michaux.
Le pas suivant sera donc fait par Aloysius Bertrand et Baudelaire, ce dernier ayant, selon Ruggero Campagnoli (p.40), au nom de la liberté, « mis les poèmes en prose, qui représentent l’appropriation annihilante la plus radicale du poémique par le poétique, sous le signe de la modernité ». On avancera ainsi du vers à métrique régulière au vers libre, puis à la prose poétique. On sait que Théophile Gautier (voir sa préface aux Fleurs du mal) verra dans cette évolution une « folie moderne qui ne tend à rien moins que l’anéantissement de l’art lui-même ». On peut comprendre cette réaction et en même temps la dépasser. Le « poémique » toujours finit par lasser dans sa répétitivité : n’a-t-on pas vu, à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, l’espagnol Luis de Góngora bouleverser le vers qui servit longtemps aux fades bergeries, à l’expression des amours de convention, en le soumettant à la cravache féroce de l’hyperbate (déconstruction et reconstruction de la phrase) et de la métaphore, entre autres violences qui lui valurent levées de boucliers et concerts d’applaudissements. Si l’on aime la formule, résumons : le poétique, en se rédupliquant à l’infini, fatalement se change en poémique qu’il faut un jour ou l’autre régénérer en poétique. Ces évolutions se produisent à différentes époques, et souvent les antimodernes (ici, après Gautier, Toulet, Bernanos…) y voient le signe indubitable de la fin de l’Art, de l’Ordre, avec la mort de Dieu et des traditions, et que sais-je encore…
S’avançant dans la réflexion, Ariane Lüthi assoit la sienne sur une discussion de la pensée de Pierre Chappuis (dont l’œuvre critique est publiée chez José Corti). Pierre Chappuis pour qui « ces questions sont avant tout posées par la poésie elle-même, qui constitue pour ainsi dire le champ de la pensée ».Des notions comme « la notation immédiate », « la déflagration du moment », que Bachelard nommait « intuition de l’instant », nous font progresser, je crois, dans l’appréhension du poétique exprimé à travers la prose. L’art bref, voire « l’art du bref » (6), la « densité poétique » sont aussi convoqués et nous orientent vers l’utilisation, dans la prose poétique, des ressources rythmiques et prosodiques qu’offre la langue selon l’exercice de sa syntaxe, au large des contraintes excessives de la versification. Nous nous approchons peu à peu d’une poésie en acte qui rapproche le poète de son lecteur dans l’œuvre, laquelle prend la forme d’un « rendez-vous », selon l’heureuse formule de Pierre Reverdy, que cite Anne Lüthi : « L’œuvre est un rendez-vous. Ce n’est pas son âme que l’auteur vous doit mais sa présence – si vous y ajoutez la vôtre et du vôtre l’œuvre vivra. Car il n’y a pas seulement la sincérité de l’auteur que l’on exige – il y a aussi celle du lecteur à laquelle on ne pense pas » (7). Ceci est, selon ma première interprétation, une affaire de proximité, que la prose favoriserait. Des gloses extraites de « trois pages d’un cahier de notes » développent les pensées de Pierre Chappuis de manière passionnante : « Écrire, cette déflagration, cet acte de violence dont l’esprit garde la blessure». « L’instant présent, lorsqu’il ramène une impression ancienne, ôte son poids au passé du coup ressuscité, restitué dans sa pleine fraîcheur… » (p.85).
Stéphane Chaudier, qui se demande d’emblée « Par quel côté aborder la question ? », trouve sa porte d’entrée dans une réflexion très riche et belle à propos de Marcel Proust résolvant « la question de la prose poétique dans le roman ». Quoiqu’éloignés de l’idée du poème en prose, ces développements flamboyants ne nous laissent pas sur notre faim. Ils eussent pu avoir lieu au sujet d’Aragon et de son art romanesque, lui aussi fréquemment baigné dans des eaux poétiques surprenantes. L’analyse de quelques pages proustiennes est superbe, celle des commentaires de quelques écrivains marqués à droite – Brasillach, Fernandez et Céline – est hautement éclairante (on n’est parfois véritablement lu que par ses « ennemis »). Céline, notamment, diagnostiquant chez Proust, non sans admiration, un « art de la démolition, de la décomposition » dont les armes sont différentes (un point à discuter !) des siennes. Les conclusions nous conduisent à la notion de l’écrivain, ce « traducteur », selon la formule de Proust, et à cette constatation que « la prose poétique in fine relève moins d’une poétique que d’une éthique : elle traduit, elle met en œuvre la capacité d’un sujet d’affronter ses propres désirs ». Pages magnifiques et utiles parce qu’à la frontière de la prose et de la poésie, elles sont au cœur de notre sujet.
L’entretien que Stéphane Chaudier conduit avec le romancier Philippe Le Guillou, pour fort intéressant qu’il soit, me paraît bien à l’écart de ce sujet, quoique le romancier reconnaisse que « [s]on approche, même si parfois [s]es romans voisinent, touchent au poétique ou au poème en prose, est avant tout celle d’un romancier ». L’aveu ne surprend pas. Ce qui surprendrait c’est qu’hormis le code de la vie militaire ou le code pénal, n’importe quelle page de prose ne comportât le moindre miroitement de poésie… Mais ici se pose la question : qu’est-ce que le poétique ? C’est une tout autre affaire et je m’interroge ailleurs sur elle (8).
Caroline Casseville nous entretenant de Mauriac, cite « la nappe secrète » où le romancier alimentait ses Mémoires, et la plupart de ses textes à dire vrai. Elle nous parle d’une « poésie en vers » qui finalement « se déporte sur la poésie en prose jusqu’à fusionner avec elle pour parvenir à la plénitude d’une écriture ». Une « écriture », c’est aujourd’hui le signe d’une poétique personnelle, ou d’une tentative pour y atteindre, ce que Mauriac, toute sa vie a poursuivi en même temps que la quête de soi dans « le récit de soi ».
La section suivante de l’ouvrage – De la prose de quelques poètes – (p.165 et sqq.) nous propose une suite de réflexions elles aussi passionnantes. Saisissons au passage quelques fils de la pelote.
C’est d’abord Serge Bourjea se penchant sur « La question du poème en prose chez Valéry ». Il distingue d’emblée les catégories du « poème en prose » et de la « prose poétique », en nous rappelant que Valéry tenta de substituer aux « Petits Poèmes en prose » inspirés de Baudelaire [« les P.P.p. »] des « Petits Poèmes abstraits » [« les P.P.a. »] découvrant au passage « une langue effectivement“abstraite”, soustraite, dégagée des formes traditionnelles du “discours”, et déplaçant les lignes rhétoriques jusqu’à confondre, dans un même processus d’écriture, philosophie et poésie » (p.168). On voit donc que le champ de la poésie en prose tend à s’ouvrir et à s’élargir. À travers sa réflexion sur le vers « impeccable » des Fleurs du mal, et sur la prose d’Edgar Poe, Valéry sera parvenu à la double notion du « Texte » et de la « structure », pour être à la fois (ou alternativement) « poète de la “présence” au monde et poète “cérébral” » (p.172). Cette vision condensée d’une réflexion complète et complexe invite le lecteur, on le devine, à se rendre in situ.
Béatrice Bonhomme nous emmène vers le livre-testament de Pierre Jean Jouve : Proses. La critique reçut le livre, à la fin de la décennie 80, « du côté du prosaïsme plutôt que du poétique », alors que sans doute Jouve se dirigeait vers « la tension entre prose et poésie » qu’invite à discerner ce travail particulier qui s’effectue sur la prose poétique. Le recueil Proses « se fait le témoin d’un moment d’alchimie entre différentes formes adoptées jusque-là par Jouve, poèmes en vers libres, nouvelles ou romans ». La poésie, en quelque temps qu’elle s’exprime, finit par se lasser des formes longtemps pratiquées, elle en cherche de nouvelles – il y aura donc fatalement, si l’on ose dire, ici ou là une mise au tombeau (ô Mallarmé !) – et Jouve, en s’appliquant « à distendre ou à rompre les articulations syntaxiques, à desserrer la structure logique de la phrase… pour assurer un rythme et un phrasé musical… » obtiendra, à la fin, « une langue de poésie qui se justifie entièrement comme chant ». Le chant, forme initiale du poétique… Poésie, serais-tu toi aussi prise dans la machinerie de l’éternel recommencement ?
Reverdy est l’objet des soins d’Étienne-Alain Hubert. Retour à la condamnation par Théodore de Banville des « poëmes en prose » en raison de ce que l’on pourra toujours ajouter ou retrancher à la prose quelque élément qui de ce fait la rendra plus parfaite, retour encore aux Illuminations, à Province d’hiver de Francis Jammes (une contribution dans La Vogue, en septembre 1900), retour à la querelle du poème en prose qui, en 1916-1917, opposa Max Jacob et Reverdy… Mais Reverdy est au centre du propos, lui qui fit « le choix d’une forme dépouillée de tous les attraits de la poéticité, étrangère à l’appareil éprouvé de la rime et du mètre, fût-il libéré ». Poéticité ? J’imagine ce que cela peut être : posture verbale et attirail du poétique en usage… Le terme est plaisant autant qu’utile. À toute époque il peut servir à désigner ces poètes imitateurs naïfs qui, sans en avoir conscience bien souvent, se coulent sans se poser aucune question de forme dans le moule où les pâtissiers de la strophe et du couplet ont coulé des poèmes infiniment semblables, où ils ont été eux-mêmes cuits et dorés à point, ce qu’Olivier Barbarant définit drôlement comme « les déjections d’un clavier affolé » (9). Mais, je l’avoue, ces derniers propos sont tout à fait hors de notre sujet…
Henri Michaux, dont la prose est poétique (je m’avance, aucune définition n’est proposée) comme pas une, est au cœur de la réflexion de Jean-François Louette. La Seconde Guerre mondiale ayant tranché dans son existence, Michaux « tranchera » dans le poème. Il s’en est expliqué clairement : « Mon salut est dans l’hostilité. Le difficile est de la garder ». Il lui faut la colère, qui « préserve de la colle ». Michaux : « tout ce que je déteste dans les choses et les hommes et les femmes : la colle ». Même s’il faut entendre le terme picturalement, il me semble qu’il convient aussi de l’entendre comme ce qui attache et empêche de couper, ou de se couper de… Or il faut trancher. Michaux : « Pourquoi Plume est-il malheureux ?… Parce qu’il ne peut couper ». D’où que les poèmes de Michaux sont des poèmes-actions, sa table de travail une table d’opération, sa plume et le verbe qu’elle met en œuvre, un bistouri. Le propos est passionnant. Cela va au-delà des genres littéraires : « Et d’abord, qu’est-ce qu’un poème en prose, sinon une fiction critique », selon Michel Sandras. Il faudra relire ce poème duSpleen de Paris : « Mademoiselle Bistouri », avec quelques autres, et bien voir la coupure du fil narratif, du flux lyrique… J.-F. Louette développe son analyse en interrogeant Michaux sur la prose et le style, la fluidité et la discontinuité, sur la possibilité d’être à la fois poésie et prose, sur la pensée même… Une réflexion on ne peut plus enrichissante et décisive, éclairante aussi quant au sujet, quant à son traitement contemporain (voyons sans hésiter Michaux comme un contemporain, je veux dire un éternel classique), et qui pourrait bien apporter des réponses d’aujourd’hui à ceux qui, hier, déniaient à la prose une légitimité poétique.
Tania Collani, reprend cette problématique à propos de Robert Desnos (un autre enchanteur !), en citant d’abord Michel Deguy (sur lequel je reviendrai) dont on peut discuter les assertions car elles sont pour l’essentiel situées juste en-deçà ou au-delà de la frontière du compréhensible : « Écrire, c’est entrer plus complexement, plus retorsement, dans l’intraductibilité de sa langue, la rendre hermétique, la refermer sur soi : faire jouer le rapport de soi à soi de sa langue selon ces deux registres, selon le pli intime de la langue en “prose et poésie”, son inter- ou intra-traductibilité de soi à soi, le jeu de cette différence ». On est effaré que des analystes intelligents de la littérature se laissent séduire aux appeaux d’un pareil jargon, fait précisément pour ne rien attirer. D’autres adeptes de cette mouvance sont convoqués, et ni Desnos ni la poésie dans la prose, ni la prose poétique ne s’en tirent véritablement baignés de clarté. Il me semble que se confirme ici ce sentiment que de telles « études » sont moins faites pour mettre en valeur le poète que ceux qui souhaitent faire admirer leur habileté à le rendre plus lointain et obscur qu’il ne méritait de l’être.
Avec « Monsieur Réda écrit donc en prose… », écho d’une pique anti-baudelairienne de Jules Sandeau datant des années 1860, Marie Joqueviel-Bourjea, s’attachant au recueil Les Ruines de Paris, ne nous apporte guère, sinon que « les poèmes sont magnifiques ! » et que le recueil en question marque un tournant. Et encore que « L’intensité poétique qui est celle de la prose des Ruines de Paris, se diluera ultérieurement dans une prose plus longue, à tendance narrative : le conte, le récit, la chronique… ». Voilà ce que tout lecteur quelque peu attentif de Jacques Réda eût pu découvrir lui-même. Pour ne pas être entièrement injuste, disons que l’observation des proses de Réda nous dit des choses plus solides que relève Marie Joqueviel-Bourjea, comme la prévalence de la ville sur les personnages dans les scènes citadines du poète, comme la beauté de ses « ciels » sur la ville. La laideur ne rebute pas Jacques Réda, pour qui « Il ne s’agit pas de réenchanter le monde, mais de prendre acte de ses enchantements furtifs ». Enfin, ce qui n’est pas si mal, la presque conclusion nous apprend qu’« Essayant de dire en peu de mots ce qu’est le poème en prose chez Réda, je dirais qu’il est le récit d’un regard. […] il ne raconte pas tant la ville que le regard porté sur elle ».
La manière dont André Wyss sert Pierre Michon et nous explique ses « proses » est argumentée et solide. Michon nous avertit : « Mallarmé disait : “Il n’y a pas de prose. Il n’existe que du vers plus ou moins rythmé”. Voilà, au plus juste, ma façon de concevoir l’écrit ». Voilà aussi qui, peut-être, résout le problème une fois pour toutes : prose et poésie s’équivalent. Le rythme est la raison de tout, et « Le vocabulaire est selon Michon la clé du rythme défini cette fois comme un “mélange indissociable d’émotion forte et d’un choix lexical infini” ». Suivons l’exégète. Le premier texte cité de Michon, présenté comme un « puzzle rhétorique » et une « sophistication des qualificatifs et des constructions adjectivales », me paraît un brouillard de mots minutieux d’où rien ne sort ni ne ressort (p.330). Seuls les amoureux et les convaincus s’y plairont. La suite de la démonstration se dilue quelque peu : nous apprenons « qu’il faut ici penser la prose par rapport à la poésie, non en opposition avec la poésie ». Nous voilà avancés. Il sera question de « blocs de prose reliés en série », d’« espèces de romans », que « si “prose” signifie conduite du texte qui va de l’incipit à la chute en maintenant une émotion, alors “prose” ne s’oppose pas génériquement à “poésie”… » C’est très bien, parfait même, mais n’allons-nous pas à un simple bavardage ? Une autre page de Michon, citée et tirée de Abbés (p.338) paraît plus amusante (j’ose le mot) dans ses cruautés et ses effets expressionnistes… André Wyss, à la fin, s’interroge sur le moment où « advient » la littérature, nous disant : « C’est en partie à cette question que Michon tente de répondre dans Le Roi vient quand il veut. Le titre énigmatique de ce recueil d’entretiens est assez exactement une non-réponse à ces questions : on ne sait pas ce qu’est la littérature, ni encore moins sans doute la poésie… ». Tout est donc dit qui n’est pas dit, et il m’a souvent (toujours ?) semblé que vouloir démontrer la survenue de la littérature par la littérature était le meilleur moyen de ne voir monter à la surface des pages que des phrases, rien que des phrases…
On lira encore, de Marie Frisson, une réflexion sur Peinture, d’André du Bouchet, où l’art du poète est saisi à travers son regard sur les œuvres picturales. On trouvera ici des citations décisives ou qui cherchent à l’être, comme celle-ci, de Michel Collot : « [c]’est cet invisible inclus dans le visible qui est source d’émotion et de création : il appelle et déjoue la parole ». Une vérité est approchée dans cette brillante intuition ; ou dans celle-ci, d’Yves Bonnefoy : « On n’écrit pas tant pour “verbaliser” la peinture que pour “pictorialiser” la parole ». Cela peut paraître aux limites de l’intelligible, mais c’est bien là, à la frontière poreuse d’arts distincts, que nous pouvons jouer de l’un pour tenter de pénétrer l’autre dans ce qu’il a de mystérieusement attirant, séduisant, jusque dans ses sortilèges.
Frédérique Toudoire-Surlapierre prend Guy Goffette par le fil de son recueil D’ardoise et de pluie. Le « fil » n’est sans doute pas le terme le plus adéquat, tant le poète varie et joue de formes poétiques diverses, d’images multiples. L’accent, non sans quelque bavardage encore, est mis sur une « parole “hors-logique” », sur la « juxtaposition » des mondes logiques et non-logiques dans cette poésie, et le mélange d’étrangetés (parfois freudiennes), de familiarités… On ne doute pas que tel ou tel poète contemporain fasse feu de tout bois. Un brin de cuistrerie ici (des dilectures, des tensions oxymoriques entre prose et vers…) des afféteries critiques là (des vers qui perdurent, des régimes antithétiques et un régime de l’antiphrase…) que F. Toudoire-Surlapierre pêche chez l’un ou l’autre de ses confrères sans rien nous apprendre, et sa réflexion déroule ses méandres à travers la plaine de l’ennui. Lacan lui-même sera convoqué pour sa conférence de 1952 : « Poésie et vérité dans la névrose ». C’est tout dire ou presque. Nous savons qu’à ce niveau de réflexion il faut le lexique technique le plus spécialisé, mais pourquoi nous empêcher de comprendre Guy Goffette tout en prétendant en explorer les arcanes ?
Judith Abensour, elle, explore les « zones poétiques extragénériques » en s’aidant des œuvres de Philippe Beck, Nathalie Quintane, Christophe Tarkos. Sa contribution s’ouvre sur la question (celle que je me posais d’emblée) et qu’elle est la seule à poser : « Si le genre poétique est au cœur du débat et qu’on pose que la notion de genre est obsolète, alors on en revient à une question essentielle qui s’annule dans sa spécificité, à savoir : qu’est-ce que la poésie ? Qu’est-ce qui fait qu’un texte, quelle que soit sa forme (prédéfinie ou non) est un texte poétique ? ». On n’est pas entièrement déçu de la réponse : elle admet qu’il faudra aller, si on veut l’obtenir, du côté de la subjectivité dans l’appréciation esthétique, et cela dans les pas de Nelson Goodman et de Gérard Genette ; on arrivera ainsi à la question suivante : « quand y-a-t-il poésie ? ». Les poètes cités demanderaient à ce qu’on les ait lus. Au moins nous nous en convainquons. Des ouvertures se présentent néanmoins, qui nous satisfont : « La poésie semble avant tout avoir affaire au souffle, à la respiration, au rythme, et c’est aussi par le corps que cela passe ». Il s’agit du monde poétique de Nathalie Quintane. J’imagine aussitôt les psalmistes dans leurs chants, les Grecs – acteurs et chœurs – dans la déclamation des tragédies… toute cette primauté de l’oralité. La poésie n’est pas hors-monde, ou hors-sol, elle « est bien ce qui peut changer le monde, l’ouvrir à un possible, faire acte depuis l’impossible d’un souvenir de prose ». Ni Georges Henein (qui le disait de la fiction), ni Louis Aragon ne disent autre chose. L’impression est ici d’avoir fait un pas en avant.
Elle est – mon impression ! – à l’inverse, je l’assure, avec les deux entretiens que certains de nos exégètes de la prose poétique au XXe siècle conduisent avec M. Michel Deguy. Mais c’est moins l’impression d’avoir fait un pas en arrière (nous ne bougerons pas d’un pouce !) que celle d’avoir marché sur la tête. Jusqu’ici je n’ai mis que quelques gouttes de citron bio dans l’eau rafraîchissante du commentaire ; avec M. Deguy, c’est une belle rasade de vinaigre que je mettrais volontiers dans mon verre de Puligny-Montrachet puisqu’il n’a jamais mis de ciguë dans son hanap de beaujolais nouveau. Laurent Zimmermann, avant d’étudier la situation de la prose dans l’œuvre de M. Deguy, a écarté un premier danger dont je cherche encore quel il est, puis il prétend s’orienter vers un second péril : « réflexive (cette poésie) dira-t-on trop vite, en tout cas, qui cherche à penser ce que le poème dit au moment où il le dit, non aux seules fins de compréhension, mais de mise en acte de la force poétique, pour autant que le poème pensant ce qu’il fait offre la possibilité de la trajectoire poétique, à reconduire, à son lecteur » (p.431). Le commentaire entier baignera dans ces eaux-là, où le scaphandrier ne voit pas à vingt centimètres devant lui. Et j’ai déjà compris (ne soyons pas malhonnête, je le savais déjà) que la poésie de M. Deguy sera illisible, tout comme son discours sur elle, dans l’entretien qui, à la suite, est mené avec lui, et dont voici un moment du deuxième paragraphe : « Je commence par une remarque sur votre remarque. Tout à coup vous vous êtes arrêté sur “le poème en prose”. C’est de cette insistance sur le “en” dont je voudrais parler, c’est le moment que j’appellerai “de la cause matérielle” ou, comme le disait le vieux texte en grec, le momenthylétique. Poème en : en quoi est le poème ? Il est en prose ». Monsieur Jourdain disait exactement la même chose. Et ainsi de suite… C’est bien mal parti. L’on sait alors que M. Deguy ne parle ni n’écrit pour être compris, que c’est là le moindre de ses soucis. Que des disciples illuminés, des disciples émus le saluent en faisant semblant de le suivre, et le voilà content. Je le soupçonnerais volontiers d’avoir entretenu une confusion avec l’œnologie lorsque, à la page 448, il nous instruit de « l’hénologie » soit de « l’être un des Grecs ». On dira que je me moque à bon compte, et même facilement, mais qu’on me pardonne, ces cinquante pages qu’il me faudrait traduire en français compréhensible me chiffonnent grandement. Là où la cuistrerie triomphe, la langue s’étouffe dans le jargon, le sens et le bon sens s’éteignent dans la confusion. Laissons aux lecteurs le soin d’en juger, et que ces honneurs rendus au squelette de la pensée littéraire ne les empêchent de lire avec bonheur, de consulter souvent, les pages souvent brillantes et fécondes qui les précèdent.
Michel Host
Le 23 /II/ 2013
(1) Ont paru dans la même collection : De la mélancolie ; Romantisme et révolution(s), I ; De l’utopie au désenchantement, II ; Achèvement et dépassement, III ; La place de la NRF dans la vie littéraire du XXe siècle ; Crime et folie.
(2) Il est probable que des écrits, essais et traités (je ne les ai pas lus) aient été consacrés depuis longtemps à l’essence du poétique, à sa tentative de définition. J’en découvrirai peut-être certains, mais comme il faut toujours commencer par un acte, la pose d’une première pierre, c’est dans le magazine en ligne RECOURS AU POÈME (Rubrique Le Scalp en feu-III, à paraître en février 2013) que j’entame cette réflexion aventureuse, risquant le ridicule peut-être, et invite tous ceux et celles que cette problématique intéresse à m’y suivre, à y participer… (Cf. recoursaupoeme@gmail.com)
(3) Rappelons qu’influencé sans doute par Marcel Duchamp, l’italien Piero Manzoni, avec sa « Merda d’artista », ouvrit le cycle de la dérision de l’art, et, à mon sens, de son imposture. Et l’on pourrait sans crainte discuter de l’Urinoir et des ready made de Marcel Duchamp en dépit du jalon que pour beaucoup il paraît représenter dans l’histoire et l’évolution de l’art. Duchamp qui aurait sans doute été l’un des rares à y gagner en « expliquant » lui-même davantage sa démarche, laquelle ne manque pas de cohérence. Rien n’est simple !
(4) Voir l’édition « Poésie / Gallimard », établie et fort bien préfacée par Max Milner.
(5) Dans « La Mère Michel a lu, VII », pour La Cause littéraire, j’en célébrai deux – Aymée Jafrati, René Pons –, qui ne m’ont pas paru démériter.
(6) Avec Richard Millet, dans les années précédentes, nous maintînmes quelque temps en vie une revue intitulée L’art du bref.
(7) Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord. Notes, 1930-1936 [1948], Paris, Mercure de France, 1989, p.172 & sqq.
(8) Dans la rubrique « Le Scalp en feu », qui paraît régulièrement dans la revue en ligne Recours au poème.
(9) Quoi qu’on en dise l’éclaireur, in Faites entrer l’Infini, n°54, p.11, décembre 2012.
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