La mère Michel a lu (11) - Eros émerveillé
ÉROS ÉMERVEILLÉ
Anthologie de la poésie érotique française
Édition de Zéno Bianu, nrf, Poésie / Gallimard, 628 pp., volume 472 de la coll. Poésie, 2012 (prix non indiqué).
ÉROS PAR MONTS ET PAR MOTS
Notre imagination nous porterait volontiers à penser que le dieu de l’Amour naquit des débordements d’Aphrodite et de Zeus peut-être, ou d’Hermès… Les mythes tardifs nous le feraient croire. La vérité pourtant, Pierre Grimal nous la rappelle, c’est qu’Éros est de la mince troupe des dieux les plus anciens, ou primitifs, venus en droite ligne du Chaos premier, des entrailles de Gaïa, des bourses de Cronos sans doute, quand du moins il en avait encore l’entière jouissance…
Nous n’étions pas là pour nous repaître du spectacle. Tant mieux, ou tant pis. Nous savons que tout cela est fort ancien, et que ce petit « démon » – tel qu’il est décrit dans Le Banquet – bouleverse les cœurs et les corps au plus profond, et cela depuis que sur terre il y a des hommes et des femmes. D’où que les mots nous suffisent à peine lorsque nous le chantons, le célébrons et nous enchantons de sa vigueur inépuisable. D’où que les six cents et quelques pages que lui consacre Zéno Bianu ne sont qu’un aperçu de ses pouvoirs sur les humains, et encore seulement sur ceux qui, dans le cas présent, ont hérité de la langue française pour le fêter et le peindre.
Sur la page, l’image ou l’écran, à midi, le soir ou le matin, dans le corps à corps d’entre les draps, dans le pré ou au sommet du Mont Blanc, l’érotisme est à l’aune de chacune et de chacun, hors des champs de la raison et des raisons bonnes ou mauvaises. Dans son préambule, Zéno Bianu, maître d’œuvre de cette édition, nous le rappelle à travers Charles Fourier : « Chacun a raison en manies amoureuses, puisque l’amour est essentiellement la passion de la déraison ». L’amour ? Est-ce bien l’amour que le même maître d’œuvre nous expose, puisqu’il a précisé : « On trouvera donc dans les trois cent cinquante poèmes qui suivent une anthologie de la volupté sous toutes ses facettes ». La volupté répandue sur plus de 600 pages donc, fête des corps et des sens, célébration de toutes les formes et mouvements de la beauté dénudée. Une anthologie à lire de la main gauche, comme l’on disait et dit peut-être encore ? Le livre pèse un bon poids, et rappelons aux gauchers qu’il leur sera plus facile de le lire de la main droite… La vérité est qu’Éros se présente ici de manière massive. Abondance de biens ne nuit pas, mais il me semblerait risqué de vouloir lire ces poèmes comme on fait d’un roman, dans l’enchaînement des pages, leur chronologie… On se lasserait peut-être alors de tant de voluptés. Je préconiserais volontiers d’y butiner et picorer, d’avancer dans les découvertes, de revenir en arrière puis repartir… bref, de vagabonder au gré de la fantaisie (1).
Mon vagabondage personnel m’a mené du XVIe siècle – d’Eustorg de Beaulieu, prêtre, puis ministre du culte protestant, grand blasonneur et célébrant du « cul », à Sophie Loizeau, vigie de notre XXIe siècle, qui, dans Anima mundi, honore la vulve et le con, dont on sait qu’ils sont l’origine, l’alpha et l’oméga, l’âme du monde, certes, mais aussi l’âme du chant du monde : « … en fin de compte une fauvette a jailli voilà ce qui advint ». C’est beau, et cela me suffirait si je n’étais curieux. J’ai poursuivi dans les chemins du livre et me suis plu aux oasis ombragées, là où coulent des eaux fraîches sinon entièrement pures. Mais la pureté, ma foi… n’est-elle pas pure affaire d’intention ?
Je suis allé là où Éros montre un esprit joueur autant que rimailleur :
« Je suis bien malheureux, tout haut je le confesse ; / Quand je touchai sur vous tétins, cuisses, con, fesse, / Cher me fut le banquet, la fête et le convis, / Qui fut cause et moyen que votre con je vis » –Étienne Tabourot
Où il a l’esprit de ne pas se laisser prendre au mot tout en prenant la dame au mot :
« Madame quel est votre mot / Et sur le mot et sur la chose / On vous a dit souvent le mot / On vous a fait souvent la chose / … / Et je gagerais que le mot / Vous plaît beaucoup moins que la chose… » –Gabriel-Charles de Lattaignant
Là où le vit se fait triomphant – « Lance au bout d’or, qui sait et poindre et oindre, / De qui jamais la raideur ne fait défaut… » (Pierre de Ronsard), mais aussi adorateur fidèle et plein de reconnaissance : « Ô petit trou, trou mignard, trou velu / D’un poil follet mollement crêpelu, / Qui à ton gré domptes les plus rebelles… » (Du même) Dans cette inspiration plaisante, L’Épitaphe du membre viril de frère Pierre, d’Étienne Jodelle, ne manque ni de raideur ni d’endurance et de verve. Qu’une dame telleHéliette de Vivonne le prenne en main, pour en faire, ardente et décidée, l’outil de son plaisir, et c’est enchantement : « Pour le plus doux ébat que je puisse choisir,/ Souvent, après dîner, craignant qu’il ne m’ennuie, / Je prends le manche en main, je le tâte et manie, / Tant qu’il soit en état de me donner plaisir ». Avec lui, la dissimulation, le faux-semblant ne sont pas de mise – comment pourrait-il ? –, et alors il sait rire de lui-même, comme il prête à rire ou fait pitié : « Mon vit fait le poltron, étant en même sorte / Qu’un boyau replié de quelque chèvre morte ; / Bref il reste perclus, morne, lâche et faquin, / Comme un drapeau mouillé, ou un vieil brodequin… – Rémi Belleau.
« Que nous ont-ils donc fait, ces organes, pour qu’on n’en puisse parler simplement ? » – interrogeait Jean Paulhan. En effet, ils ne nous font jamais que du bien, si du moins l’amour est accueilli, partagé en joyeuse complicité, comme dans l’inoubliable « con d’Irène », de Louis Aragon : « … Touchez ce sourire voluptueux, dessinez de vos doigts l’hiatus ravissant. Là : que vos deux paumes immobiles, vos phalanges éprises à cette courbe avancée se joignent vers le point le plus dur, le meilleur, qui soulève l’ogive sainte à son sommet, ô mon église. […] … et maintenant avec vos deux pouces caresseurs écartez doucement, plus doucement, les belles lèvres, avec vos deux pouces caresseurs, vos deux pouces. Et maintenant, salut à toi palais rose, écrin pâle, alcôve un peu défaite par la joie grave de l’amour, vulve dans son ampleur à l’instant apparue » (2). L’admirable poème en prose nous offre la sainte image de la chair, de l’organe chéri, désiré, en gloire, magnifié, et tel que Saint-John Perse le conduit à son paroxysme de sainteté cosmique, ou de haute cosmicité : « Je te louerai des mains, puissance ! et toi noblesse du flanc d’homme, paroi d’honneur et de fierté qui garde encore, dévêtue, comme l’empreinte de l’armure. […] Amour, amour, face étrangère ! Qui t’ouvre en nous ses voies de mer ? Qui prend la barre et de quelles mains ?… Courez aux masques, dieux précaires ! couvrez l’exode des grands mythes ! »
À de telles hauteurs, Éros est tout entier dans l’esprit d’Éros, ferveur et célébration, et, sans aucun doute, crainte et conjuration de toute fin, de la proximité de la mort au cœur du mystère de notre présence au monde. Citant François Maynard dès son avant-propos :
« Aussi mon corps, quoiqu’il soit beau,
N’est pas outil pour l’autre monde »,
Zéno Bianu ne fait que rendre son écho premier à une éternelle musique qui sonne dans chaque cri de joie du dieu Amour : « L’érotisme est dans la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question » – Georges Bataille ; « La recherche du plaisir – qui “nargue la mort” – est le signe d’un être désireux de nier sa finitude » – René Milhau.
Éros, oui, met notre être en question. Bien des poèmes – la plupart des poèmes de notre anthologie, devrais-je dire – témoignent de cette morsure intime qui, au premier degré de la naïveté, ou de la fausse naïveté populaire, se traduit par l’expression : la petite mort. Les Latins avaient ouvert ce champ inévitable : post coïtum animal triste… Cela affleure à peine, mais sans aucun doute, dans le défi aux convenances lancé par Musset : « Ce qu’il me faut à moi, c’est la brutale orgie, / La brune courtisane à la lèvre rougie / Qui se pâme et se tord […] Non, dames de grand ton, en tout, tant que vous êtes, / Non, vous ne valez pas, femmes dites honnêtes, / Un amour de catin ! ».
Cela imprègne telle strophe de Verlaine, dans son paroxysme même, conjuration d’une peur par la peur même à peine masquée sous le délire des sens : « Et hautaine puisque tu sais / Que ma chair adore à l’excès / Ta chair et que tel est ce culte / Qu’après chaque mort, – quelle mort ! / Elle renaît, dans quel tumulte ! Pour mourir encore et plus fort ». Quant aux baisers de Germain Nouveau, ils ont pris de la mort la saveur pleine, le pli funèbre… jusqu’à la caricature peut-être :
« Ce doit être bon de mourir,
D’expirer, oui, de rendre l’âme,
De voir enfin les cieux s’ouvrir ;
Oui, bon de rejeter sa flamme
Hors d’un corps las qui va pourrir ;
Oui, ce doit être bon, Madame,
Ce doit être bon de mourir ! »
Charles Baudelaire, plus profond nageur des grandes eaux de la transgression, élevé dans les vapeurs du péché et l’encens des plaisirs qu’ils procurent, sera, en fin de compte, moins enclin à l’amour de la mort qu’à l’amour de l’amour.
Je laisserai Georges Bataille, tout entier dans l’amour au tombeau, et jusqu’au tombeau : « Tes deux longues cuisses délirent / ton ventre est nu comme un râle // tu es belle comme la peur / tu es folle comme une morte ». Il faut, pour comprendre cela, lire Bataille, et aussi sa biographie par Michel Surya (3). Dans l’immeuble d’à-côté, André Breton (p. 286) est la pudicité même… On l’aurait deviné, de toute façon.
Laissons-nous maintenant dériver au hasard des surprises heureuses, des beautés éparses, inattendues parfois…
Beauté d’un sexe moussu révélé au lever d’une chemise de femme : « Et son ventre sembla de la neige où serait, / Cependant qu’un rayon redore la forêt, / Tombé le nid moussu d’un gai chardonneret ».
Beauté de la cavalcade des jeux amoureux d’un Tristan Corbière en compagnie de sa « douce amie » : « Çà : badinons – J’ai ma cravache – Prends ce mors, bijou d’acier gris ; / – Tiens : ta dent joueuse le mâche… / En serrant un peu : tu souris… »
Charme fugace d’un sein apollinarien : « Étoile Lou beau seins de neige rose / Petit nichon exquis de la douce nuit » et descente au cœur de la vibration : « Clitoris délectable de la brise embaumée d’Avant l’Aube »…
D’Hélène Picard, les affiches jaunes dans les yeux du « mauvais garçon » : « Là tes regards durs et dorés / Ne me feront-ils plus d’aumônes / Quand des filles, les reins cambrés, / Descendent des affiches jaunes ? »
Beauté des yeux las, en l’île de Lesbos : « Le parfum émané de ses membres meurtris / Est plein de souvenirs des lentes meurtrissures. / La débauche a creusé ses yeux bleus assombris » – Renée Vivien.
Beauté des naïves offenses et putassiers sacrilèges d’un Pierre-Jean Jouve : « Deux seins poires belles et bistres / Épaules à porter des bras / Superbes mais surtout le bas // Ventre avançant l’énorme touffe / Forte et noire comme un péché / Que l’adoration étouffe ».
Avec Antonin Artaud entre en scène le corps en tant qu’essence de l’âme et de l’être : « Je ne peux pas éternellement m’en tenir aux choses de l’âme avec elle, pourquoi ne vient-elle pas me rejoindre ici. – / Parce qu’elle oublie tout le temps par magie l’importance du secours qu’elle peut m’apporter en venant ici. Et cela parce que son âme qui m’aime n’est pas encore assez être, c’est-à-dire corps, intégralement corps ». Théâtre qui s’amplifie, ou s’explicite, avec Le cahier noir de Joë Bousquet : « Découvrir devant nous toute l’impudeur de ses fesses c’est l’obliger à se dépouiller de son âme au fond de nos yeux, à se noyer dans la transparence de sa chair comme une nymphe invisible dont nos yeux découvrent l’éclat dans le charme où ils s’absorbent afin que toute la chair soit comme une pensée dans la lumière de trouver en elle une route où s’éveille sa nudité comme une bouche dans la ténèbre dont la lumière l’habite ».
C’est de la quête constante des mystères humains, vie et effacement de la vie, lumière et ténèbre, lumière au cœur de la ténèbre, cachée ou non, angoissée ou non, que se nourrissent l’amour et ces pages. C’est l’interrogation que porte en lui chaque geste de l’amour, insuffisant à nous secourir quand bien même l’amour que nous faisons nous apporte l’instant d’oubli, l’instant de plaisir, le naufrage désiré, le réveil, le sentiment des beautés fragiles, et jusqu’à la satiété de leurs généreuses offrandes… Des tentatives de réponses nous viennent des uns et des autres, à travers tant de poèmes, étranges ou contradictoires… En voici quelques-unes, toutes à méditer, quelle que soit leur lieu et sa hauteur :
Sur la première marche de l’autel, et sur la dernière peut-être, en forme d’union libre : « Bénis ô rouge pine / ce jus de tes deux couilles / Nous voulons dieu c’est notre pine / Nous voulons dieu c’est notre con » – Benjamin Péret.
« Par la volupté, l’homme se décrée, rentre dans l’Utérus de l’Universelle Nature. La volupté est une involution vers l’Infini. C’est la mort à l’envers et la naissance à rebours… » – Malcolm de Chazal.
« Seul symbole vivant de l’espace femelle / Corps de femme étoilé / Urne et forme des mondes » /// « Je viens dans ton sein accomplir le rite / Le rythmique retour au pays d’avant-naître / Le signe animal de l’extase ancienne » – Roger Gilbert-Lecomte.
« Appelez le soleil, qu’il vienne et me console. / Étranglez tous ces coqs ! Endormez le bourreau ! » –Jean Genet.
« Quand le plus vif du sexe épouse la plus fine pointe de l’âme, l’ange et la bête communient en silence » – Michel Camus.
De Michel Houellebecq – dont on a pu oublier qu’il fut poète –, cette réponse apaisée, apaisante : « Il y aura des années à vivre / Si nous restons des enfants sages ; / Nous pouvons aussi lire des livres : / Regarde, mon amour, c’est l’orage ».
De Marcel Moreau, cette autre, qui renoue avec toutes les précédentes : « Tu me caches quelque chose… / Quelque chose de bien plus bas que le ciel… N’ai plus rien à te dire… Ton amant est le Vent, que veux-tu que je fasse ? ».
De cette très belle anthologie de la poésie érotique française, on peut, on doit « s’émerveiller » en effet. Elle se porte des temps anciens de la Renaissance, quand l’amour était joie et pur printemps (c’est ainsi du moins que l’on peut se plaire à les imaginer), à notre temps qui a traversé les strates de la culpabilité religieuse, de la philosophique raison badigeonnée de libertinage, de la confusion du siècle précédent, et qui s’apprête à entrer dans de nouvelles pudibonderies que tentent de balancer des pornographies qui lèvent le cœur. Elle nous présente, jusque dans la crudité de certains poèmes, le visage de l’innocence native de l’amour. Les parfums de la chair. Les frémissements de la chair. Nos paysages secrets, nos audaces, nos faiblesses, et, centrales, notre soif et notre faim. Je le crois, je l’espère.
Michel Host – le 19 juin 2012
(1) Qu’on se garde d’oublier l’excellente anthologie de Marcel Béalu, La poésie érotique de langue française, autrefois éditée chez Seghers et que l’on doit pouvoir trouver encore dans les circuits de la librairie parallèle.
(2) On trouvera la totalité de ce texte admirable (avec d’autres) dans Aragon, La Défense de l’infini, nrf, collection blanche, – et pour un prix modique.
(3) Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, éd. Séguier, 1987, Tel / Gallimard, 1992.
La Mère Michel n’a jamais perdu son chat. Elle le tient attaché, ne le lâche pas de l’œil. Le félin est un livre, il n’a pas d’âge. D’hier, d’aujourd’hui, de toujours, il miaule derrière la porte.
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